Éric frissonna en entrant dans la salle de bains ; il coupait le radiateur pendant la nuit, pour économiser. L’argent manquait depuis qu’il avait été contraint de se replier dans cette maison héritée d’une vieille parente qu’il n’avait même jamais vue, sauf sur une photo défraîchie, et qu’il s’était dépêché d’oublier au fond d'un tiroir. Il avait du mal à appeler maison, ces briques râpeuses dressées autour de quelques mètres carrés d’un terrain pentu, face à une route joignant des champs à une amorce sombre de forêt d'épineux.
Eric se passa de l’eau froide sur le visage, en poussant de petits cris, comme s’il arrachait les derniers lambeaux de sommeil encore accrochés à ses paupières. Il avait dormi sans rêve. Il dormait toujours sans rêve. Il sortit de la salle de bains et regarda par la fenêtre du salon.
Le ciel était d’un blanc opaque, et le soleil invisible. Depuis des semaines, la campagne était engluée dans une sorte de brume collante qui résistait au vent acerbe— une brouillasse qui stagnait avec une hargne tranquille, agrippée à la moindre aspérité, et quand elle semblait devoir s’ouvrir, pareille à une fourrure glacée, elle se densifiait davantage.
«Bordel de pays... Qu’est-ce que je fous ici, sauf me ronger les sangs ? Ces crétins ne viendront jamais me chercher. J’ suis mort pour eux. Et dans quelques mois, je ne serai même plus un souvenir.»
Un vertige soudain le prit durant deux ou trois secondes. D’une main, il dut s’appuyer au mur pour ne pas s’effondrer sur le carrelage malpropre. Il avait faim.
«Je me doucherai plus tard...» pensa-t-il en se dirigeant d’une démarche vacillante vers la cuisine. Là aussi, il faisait froid. Il vérifia que le radiateur était ouvert. Il commençait seulement à chauffer.Le percolateur se mit bientôt à bredouiller. L’odeur du café se répandit à travers la maison, telle une main secourable.
En attendant que le café passe, Eric alla se glisser sous une douche brûlante qui lui mit du rouge sur la peau. Ensuite il se vêtit rapidement pour garder en lui un peu de la chaleur de la douche.
Il n'y avait plus de confiture, juste un fond de beurre dans un pot en plastique. Le pain était un peu sec— il se blessa la gencive, du côté droit, sur une pointe crénelée de la croûte.
«Faut que je me sorte de ce trou !»
Il se leva brusquement de sa chaise, vida le restant de café dans l’évier, rinça la tasse et nettoya le couteau. C’était l’heure de la promenade. Il fit sortir César, le chien, du placard dans lequel il l’enfermait pour la nuit. (Il avait d’abord imaginé le faire dormir sur le lit, auprès de lui, mais il y avait vite renoncé : l’animal était indocile, bruyant, tracassier.) Curieusement, César avait accepté sans trop de problème d’être relégué dans le placard dès que venait l’heure du coucher.
Le chien n’avait même pas vidé son écuelle. Inutile de lui remettre à manger. D’ailleurs, il trépignait déjà dans le salon, et aboyait en direction de la porte. La promenade était sacrée.
«César !»
La voix d’Eric résonna longtemps, s’éparpillant dans le brouillard comme dans un ventre ; le chien filait droit vers la route ; au large, un camion passa sans que l’on puisse même en discerner la forme ; la vibration du moteur fit trembloter l’air.
«César ! stop !...»
Le chien s’arrêta net. Se retourna, le regarda, un tortillon de vapeur montait par bouffées entre ses mâchoires entrouvertes. Même de loin, sa langue mettait une tache d’un rouge palpitant.
«Si je le laisse courir, il va encore disparaître aux cent mille diables !»
Passée la route, ils continuèrent d’avancer sur les champs enneigés. Le chien trottinait devant, en se dandinant sur l’étroit sentier dont le tracé se distinguait à peine ; de temps en temps, on apercevait quelques éteules sombres qui pointaient dans la neige. Le froid se faisait plus vif, plus acharné, comme décidé à traverser l’épaisseur de la lourde veste et des bottes.
«Pas trop vite, César, pas trop vite.», mais le chien ne semblait rien entendre. Il se retourna une fois, pourtant, puis il reprit à trottiner de plus belle, avant de se mettre à galoper.
«Attends ! César, reviens !» Cette fois, il ne fit même pas mine de s’arrêter— il cavalait dans la neige, s’y perdait jusqu’au poitrail, s’en extirpait d’un bond sans effort, pour bondir plus loin, et s’y enfoncer de nouveau, vigoureux et haletant.
«César !»
Eric sentit sa voix mourir dans sa gorge avec la fragilité d’un oiseau saisi par le gel. Il avait marmonné. César avait poursuivi sa course, déjà englouti par le brouillard. Eric eut un instant de désarroi : tout s’était estompé, tout s’était dissout, jusqu’au sentier qui avait disparu. Il l’avait quitté sans s’en rendre compte, obnubilé par l’idée de ne pas perdre César.
Il cria vers le ciel. Sa voix lui revint en pleine figure. Il cria de nouveau. Sa voix s’égara. Il gueula encore tout ce qu’il put. Le silence seul lui répondit. Exaspéré, dénervé, il se laissa tomber assis— le temps de récupérer son souffle et de marteler sa colère à coups de poing dans la neige. Apaisé, il se remit droit sur ses jambes.
«Putain de clébard, j’aurais jamais dû m’en occuper. J’ suis paumé dans cette merde de brouillard maintenant.»
D’un pas contrarié, il s’avança, trouant l’une après l’autre des couches de neige vierge qui craquetaient sous ses bottes. Il s’avança ainsi pendant quelques minutes, au hasard, quand il s’aperçut soudain que son pas était solide. Il marchait à présent sur une neige dure et patinée. D’instinct, il remonta la route sur sa gauche, dans l’unique froissement de sa respiration. La sueur se figeait à la racine de ses cheveux, se transformant aussitôt en gouttes mortelles.
Il allait d’une bonne foulée. Un panneau confirma qu’il marchait dans la bonne direction. Il lui fallut peu de temps pour arriver en vue de sa maison, tassée en haut de la côte. Il retrouva ses empreintes de tout à l’heure, ainsi que celles de César, plus emmêlées— témoignage de sa fébrilité à gambader et à japper.
César l’attendait sur le seuil, lové sur le paillasson, le museau posé entre ses pattes. Eric s’approcha. «T’es là, toi ?... T’as retrouvé ton chemin, espèce de salaud...»
Le chien eut un piaulement, leva la tête vers lui, révélant qu’entre ses pattes épaisses, un lapin déformé par la myxomatose, reposait, souillé de sang, et l’œil affolé. En le voyant, Eric eut d’abord un mouvement de recul. La seconde d’après, il essaya de tendre une main vers le lapin, mais le grognement coléreux de César l’en dissuada. Alors, lentement, comme s’il fuyait, il recula vers la pente, tandis que César, avec une espèce de tranquille fermeté, se mettait à mâchonner sa proie.
Une tranche d'aventure à la Pittau, sans début ni fin, la seule intention de l'auteur est de nous faire percevoir l'égarement et la détresse du gars. Tout y participe, du décor, du temps, du paysage, l'écriture subjective de Francesco fouaille le moindre détail et plombe jusqu'au lapin déformé par la myxomatose l’œil affolé.Le chien, ce César, par sa capacité à chasser,sa vitalité à survivre , sa cruauté instinctive de fauve qui mage pour vivre et ne partage pas sa proie, rejette, un peu plus, le garçon à son désarroi de faible dépassé par l'environnement hostile, mal armé , pour assurer sa survie..Le plombage est impressionnant comme dessiné à la mine de plomb, tout sur la tête d’Éric pèse comme un couvercle.
RépondreSupprimerUn lapin myxomatosé a souvent les yeux bouffis pas la maladie, pas affolés du tout...Le chien l'a plutôt chopé par mégarde... parce que sortir par brouillard, on n'est plus dans la fable, mais l'affabulation...
RépondreSupprimerSans début ni fin ? :)Il y a un début et il y a une fin... enfin, je crois...
RépondreSupprimerPour le lapin, on va dire que.Sortir par brouillard, ça arrive, c'est sûr... et puis peut-être que non.Une chose certaine, j'affabule... j'avoue. :)
RépondreSupprimerSans début ni fin...Vous présentez, dans ce récit comme souvent, la courte video d'un moment de vie. Si ici, on sait à peu près pourquoi Eric est arivé dans cette baraque, on se sait pas ce qu'il va advenir suite à sa fuite devant son clébard...Je souligne que c'est sans importance, vous focalisez le lecteur sur les réactions psychologiques du héros, ses ressentis,ses motivations, les forces qui le poussent ou le freinent. Le rapport à la nature, violente dans ses manifestations,rarement hostile, accompagne vos personnages, accentue leurs démarches. Le feu est récurrent, il agit comme un moteur... Ce garçon est dans le brouillard, dans sa tête, perdu dans l'enfermement de la nasse où il est fourré, symbolisée par la maison pour y échapper, il sort s'égarer dans les brumes d'un jour de neige....fuite...et son chien lui interdit le retour
RépondreSupprimer