"La
neige s’était mise à tomber. Il faisait nuit depuis peu, et
Bernard sentait exagérément le poids de son propre corps. Le dîner
ne passait pas : il avait toujours eu un mal de chien à digérer les
côtes de porc avec de l’oignon frit. Il se massa l’estomac avec
la paume de la main droite, puis il soupira.
Derrière
la vitre, les flocons de neige glissaient lentement comme des flocons
factices jetés par la main du voisin du dessus, histoire d’animer
l’atmosphère paisible de la rue que seul un bruit de moteur,
parfois, déchirait brutalement.
«Dix
ans... pensa-t-il. Dix ans à regarder par cette fenêtre ; dix ans à
vivre dans cet appartement de quelques mètres carrés.»
Dix
années qui avaient passé, lentes et fugaces à la fois.
En
poussant la porte de l’appartement pour la première fois, Cécile
avait dit : «Pour démarrer, il nous suffira. Plus tard, on verra.»
Et sa prévention s’était lentement muée en rejet. Bernard, lui,
avait fini par aimer leur appartement jusque dans certains détails :
le plafond fendillé, la cheminée en faux marbre, les plinthes
ravagées par les griffes d’un chien, le vieux tapis de coco qui
recouvrait un pan de mur près de l’entrée, la pénombre qui y
régnait en permanence, sauf les rares fois où le soleil parvenait à
plonger entre les parois de la gorge formée par les murs, et à
s’introduire en piqué dans l’appartement, pour imprimer sur le
tapis la figure dilatée de la fenêtre. Mais souvent, même en plein
jour d’été, il fallait allumer une lampe.
Très
vite, Cécile avait appelé l’appartement «la Caverne». Elle ne
s’était jamais habituée aux murs sombres, aux escaliers étroits,
à l’odeur de poulet bouilli qui stagnait dans tout l’immeuble.
«Toi, tu travailles dehors, tu ne sais pas ce que ça veut dire que
de vivre ici toute la journée !» Il ne le savait pas, il ne pouvait
pas le savoir. «Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?»
répondait-il en grognant. «On peut pas se payer un plus grand
appartement. Je ne gagne pas assez. Tout est trop cher, j’ai déjà
du bol d’avoir un boulot.»
Elle
haussait les épaules, le regardait sans plus piper mot puis elle
tournait les talons et allait s’enfermer dans la minuscule cuisine
pour faire la vaisselle en claquant ostensiblement les couverts sur
la paillasse en inox ternie par l’usage.
Ce
soir, comme d’autres soirs, elle avait de nouveau rêvé d’une
maison, et comme tous les autres soirs, Bernard avait regardé par la
fenêtre. Cécile s’était levée de table avec fracas puis elle
avait dit :
— Il
est presque sept heures...
En
entendant ce début phrase, il aurait voulu être anéanti, tomber
sans fin dans un de ces rêves qu’il ne faisait jamais (il dormait
toujours d’un bloc, comme immergé dans un espace inexistant).
La
suite de la phrase fut prononcée d’une voix qui s’effondrait
puis reprenait le dessus :
— ...
c’est samedi, tu le sais...
Bernard
marmonna : «Dans cinq minutes, j’y vais... Il neige, t’as vu
?...»
Elle
ne répondit pas― elle avait regagné la cuisine où le chuintement
bref du robinet et les cliquetis clairs des couteaux retentissaient
déjà. Une assiette tomba, émiettant son bruit jusque dans la salle
à manger.
Le
col de son manteau relevé sur sa nuque, les mains enfoncées dans
les poches, le dos courbé, Bernard traversa la petite place, vers le
bistrot dont la vitrine, décorée de sapins et de bonshommes de
neige, déversait une clarté jaune et joyeuse sur le trottoir
enneigé.
Il
poussa la porte d’une main engourdie― pressé par le temps et
Cécile qui le regardait s’affairer près du perroquet surchargé
de vêtements, il avait oublié d’enfiler ses gants de laine― et
il fut accueilli aussitôt par des hourras qui ne lui étaient pas
destinés.
Le
patron, Dany, une sorte de Mongol roux, debout près du billard
électrique, suivait d’un œil ironique le trajet de la boule qui
tintait à chaque borne heurtée. Un jeune homme à moitié soûl
était aux commandes. Bernard s’approcha. Dany le toisa et, voyant
les flocons sur ses épaules, il marmonna : «Salut... il neige ?...»
Bernard opina d’un clignement des paupières puis il se mit, lui
aussi, à surveiller la course de la boule du billard électrique
entre les bornes lumineuses. Il n’y voyait pas grand-chose à cause
des quelques mastards qui entouraient le billard.
Le
jeune homme saisit la poignée du lanceur, la tira vers lui, et la
maintint fermement avant de la lâcher d’un coup sec- la boule en
métal partit comme un boulet de canon dans le goulet. Elle heurta
une borne rouge qui eut un tintement clair et musical au moment du
choc ; elle heurta une borne bleue qui tinta et s’illumina
brièvement puis elle continua son périple entre les divers
tintements avant de s’engouffrer comme un plomb dans la gueule
ronde et obscure qui marquait la fin de sa course. Mais elle reparut
presque aussitôt dans le goulet de départ.
Bernard
grimaça, méprisant : le jeune homme avait joué comme un pied,
comme un minable. «Une vraie merde !» se dit-il en reculant vers le
comptoir.
Dans le grand miroir du fond, il croisa son regard au
milieu des macarons publicitaires, des fanions frangés d’or des
clubs de football et des gants de boxe miniatures.
Il ne se reconnut
pas tout de suite. (...)"
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