"(...) «Tu
prends quoi ?» Dany tutoyait tout le monde, sans familiarité, avec
un naturel qui n’offusquait personne, même les clients
occasionnels. Il ajouta : «Ça va bien ? Drôle de tronche
aujourd’hui...» Bernard répondit qu’il prendrait une bière,
comme d’habitude. Pour commencer. Dany ne broncha pas, saisit un
verre et fila vers la pompe au manchon gainé de bois rouge.
Ensuite
il déposa le verre sur le comptoir en marmonnant que le gamin était
un manche mais qu’il avait de la hargne. Et pour devenir quelqu’un
dans n’importe quoi, il faut la niaque. Rien ne vient par hasard.
Jamais. Lui, son bistrot, c’était un combat de tous les jours. En
même temps, de la hargne pour jouer au billard électrique, il se
demandait bien à quoi ça pouvait le mener. «C’est de l’énergie
gaspillée... sauf pour moi. Des mecs comme lui font rentrer les pépètes.»
Bernard
l’écoutait d’un air distrait.
La
grosse horloge ronde à bord orange indiquait neuf heures et des poussières. Bernard voyait les secondes tomber lentement
comme les flocons de l’autre côté de la vitre : avec une lenteur
fascinante que ses yeux ne parvenaient pourtant pas à suivre tant
les flocons étaient nombreux à présent, serrés les uns contre les
autres, en un mur insaisissable.
Dany
s’était de nouveau approché du billard électrique, avait jeté
un œil indifférent sur le jeu, puis il était allé se planter près
des joueurs de cartes― pareils à des statues en bois, ils ne
s’agitaient que pour abattre avec un grand mouvement du bras la
carte tenue entre le pouce et l’index ; mouvement qu’ils
ponctuaient d’un soupir profond.
Bernard
alla s’asseoir à une petite table perdue dans un coin, contre la
vitre dont il sentit aussitôt l’haleine froide sur sa joue droite,
malgré la proximité du vieux radiateur en fonte ; il
n’avait plus envie de bière... Il leva le bras et, cette fois, il
demanda à haute voix un martini sans glace. Il dut demander deux
fois avant que Dany lui apporte sa consommation et la dépose devant
lui avec une moue d’étonnement.
«Des
milliers de flocons, des millions, des milliards de flocons...»
pensa-t-il, comme lorsqu’il était gosse et qu’il essayait d’en
recueillir un dans la paume de sa main dégantée. Le flocon
s’évanouissait presque instantanément ; le temps de le voir se
poser entre les plis de la peau, et il avait disparu. Dehors, la
neige tournoyait de plus en plus vite ; près du billard électrique,
la foule s’était dispersée ; le jeune homme venait juste de
sortir, après avoir lancé un salut retentissant à tout le monde,
courbé sous la tourmente, rabougri dans son mince blouson de toile,
le col et la tête à demi mangés par une épaisse écharpe rouge
bordeaux.
Bernard
le suivit du regard, puis il ne le vit plus.
Le
martini avait un arrière-goût amer que les crackers empilés dans
une coupelle en verre dissipèrent à peine. Il vida la coupelle de
son contenu, et en réclama d’autres, en prenant un deuxième
martini. La soirée n’était pas très avancée.
Dany
somnolait derrière son comptoir, balançait de loin en loin une
vanne aux joueurs de cartes : «Putain de merde, mais vous avez de
l’arthrose aux doigts et aux coudes.» Les coudes, c’était pour
faire remarquer que les consommations ne roulaient pas beaucoup et
qu’il n’était pas là pour servir de salle de jeux.
Il
s’avança en crabe vers Bernard, tira une chaise et s’installa en
marmonnant : «Je te dérange pas ?» Sa question n’attendait
aucune réponse, et Bernard fit comme s’il ne l’avait pas
entendue. Il but une gorgée de martini, préleva quelques crackers
et se les fourra dans la bouche puis les mâcha soigneusement mais
sans les savourer ; il aurait aussi bien pu mâcher des bouts de
carton.
Dany
plongea la main dans la poche de son pantalon, en extrait un paquet
de cigarettes et, avec un clin d’œil vers Bernard, il dit : «T’en
veux une ?» Bernard ne fumait pas d’habitude, il éprouvait même
une répulsion irraisonnée pour l’odeur du tabac, cependant, il
tendit la main vers le paquet offert et attrapa une cigarette du bout
des doigts. Dany dit qu’il savait bien que c’était interdit,
mais que les règlements idiots, il se les foutait au cul, qu’il
était chez lui et que s’il avait envie de se taper une sèche,
ben, il se la tapait. «Et puis, il neige...» Bernard ne comprit pas
la raison pour laquelle Dany évoquait la neige mais il sourit tout
de même, comme s’il avait parfaitement saisi. Le briquet eut une
longue flamme. Cigarette entre les lèvres, Bernard se pencha et
alluma sa cigarette qui eut un minuscule tortillon de fumée et un
infime grésillement. Le goût du tabac était doux et âcre. Bernard
étouffa un toussotement naissant dans son poing fermé. Dany tirait
voluptueusement sur sa cigarette, tout en poursuivant une diatribe
contre ceux qui lui cassaient les pieds, et le reste, à longueur de
journée. (...)"
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