Il
n’était pas loin de vingt-trois heures, et Bernard
buvotait son cinquième martini. Il avait épuisé les crackers deux
fois de suite et il avait hésité à en réclamer. De toute façon,
Dany s’était assoupi contre le billard électrique, la tête
appuyée au bois de la caisse. Il avait cessé de neiger. Les joueurs
de cartes continuaient leurs parties impassiblement, mais avec plus
de mollesse que tout à l’heure. Soudain, Dany s’arracha à la
somnolence, se mit debout et, claquant dans ses mains, il dit :
«Encore un quart d’heure, puis on ferme ! J’en ai marre. J’
suis fatigué !»
Avant
la fin du quart d’heure annoncé, Bernard régla ses consommations,
et sortit dans l’air froid. Des milliers d’aiguilles lui
sautèrent au visage. Il s’arrêta un instant, les jambes
flageolantes. La fraîcheur de l’air avivait son ivresse ; il ferma
les paupières mais il les rouvrit aussitôt pour ne pas céder au
tournis qui s’emparait de lui. Une seconde durant, il s’était
abandonné au puits en pas de vis qui l’attirait vers son centre
avec une force qu’il avait du mal à repousser. Ses oreilles
cuisaient. Le sang y affluait à toute pompe. «Pas le moment de
traîner...» se dit-il en propulsant sa jambe droite. Son pied
s’enfonça dans la neige avec un petit crissement. Ensuite, il
propulsa sa jambe gauche, puis la droite, puis la gauche, jusqu’à
ce que le mouvement se fasse tout seul. Il résistait à l’envie de
s’effondrer au pied d’un mur et de se livrer au sommeil.
Sans
bien savoir comment il y était parvenu, il se retrouva devant son
immeuble. Il leva le nez. Le ciel était noir. Impeccablement rigide.
Et l’immeuble paraissait encore plus élevé que d’habitude,
d’une hauteur insoupçonnable en temps normal. Il devait grandir de
quelques mètres dès qu’on ne le regardait pas. «Pas d’autre
explication» pensa Bernard qui farfouillait dans la poche de son
manteau à la recherche de la clé. Il la trouva enfin. La serra très
fort dans le creux de sa paume et la tira hors de sa poche. Il recula
de deux pas. Une des fenêtres de son appartement était éclairée.
Il en détourna le regard et alla se rencogner dans une porte, un peu
plus loin, de telle sorte qu’il avait vue sur son immeuble.
L’air vif et figé plâtrait ses joues et ses oreilles. La rue
était déserte, irréelle sous la neige. Il peinait à repousser la
fatigue qui le gagnait ; ses jambes s’engourdissaient, le froid
pénétrait en lui par son épaule appuyée contre la brique du mur.
Il ferma les yeux et quand il les rouvrit quelques secondes ou
quelques minutes plus tard, la fenêtre de son appartement était un
rectangle noir.
Alors,
il se dirigea vers la porte d’entrée principale, réussit du
premier coup à introduire la clé plate dans la fente, lui imprima
un quart de tour vers la gauche, et la porte s’ouvrit.
Il
entra.
Le
hall était glacial et sonore. Une odeur d’eau de javel montait du
carrelage. D’avoir marché dans la neige épaisse qui cédait sous
la semelle, la première foulée sur le carrelage lui parut
miraculeuse de fermeté. Il poussa la porte de l’escalier et se mit
doucement à gravir les marches, en assourdissant ses pas. Il était
tard et les escaliers gémissants. Le souffle lui manquait parfois,
alors il s’arrêtait une seconde puis reprenait son ascension. Sa
main s’accrochait à la rampe. «J’aurais pas dû mélanger bière
et martinis... pas avec mon estomac de bébé...»
Il
atteignit enfin son palier, se posa quelques secondes, afin de
regagner un peu de souffle, puis il ouvrit la porte de l’appartement.
A
l’intérieur, le silence était tiède et moiré. Cécile devait
dormir, ou feindre de dormir. A tâtons dans l’obscurité, Bernard
se dirigea vers la salle de bains. Il alluma l’interrupteur. La
blancheur crue des carrelages et de la grosse faïence lui fusilla la
tête. Tout était trop blanc. Tout était trop clinquant (même si
la salle était plutôt vétuste en réalité). Tout était trop
violent. Bernard s’appuya d’une main au mur et ferma les yeux. Un
gorgée acide lui emplit la gorge. Il la cracha dans l’évier et
fit couleur l’eau pour qu’elle soit emportée loin de lui.
Ensuite,
il déboutonna son manteau d’une main qui tremblait, pour pouvoir
pisser à l’aise. Malgré ses efforts, il urina à côté du vase,
et il épongea le tapis-plain avec des carrés de papier toilette
qu’il jeta dans la cuvette. Il tira la chasse, avec prudence. «Il
ne faut pas la réveiller... sur-tout pas la ré-veiller...» Il se
rendit compte alors qu’il était soûl. Il esquissa un sourire
vacillant, laissa tomber son manteau sur le carrelage de la salle de
bains et fonça vers la chambre à coucher.
Cécile
dormait vraiment. Il entendait son souffle souple et lent, sa
respiration apaisée ; il en conçut une sorte de rage fugace.
«Calme-toi» se dit-il en ôtant ses vêtements qu’il lançait au
hasard, espérant que l’un d’entre eux finirait par tomber sur le
dossier de la chaise, près de la commode.
Il
enfila son pyjama qui l’attendait sous l’oreiller. Il se glissa
entre les draps encore tièdes et chiffonnés. Tant bien que mal, il
essaya de se caler sur la forme déjà inscrite ; il ferma les
yeux pour ne pas penser à la chaleur de l’autre qu’il pouvait
encore sentir. Le dos de Cécile était immense, dressé tel une
colline inaccessible. Il l’étreignit d’un bras. Elle remua mais
sans se défaire de l’étreinte. Alors il ferma ses paupières et
il laissa le sommeil l’envahir comme un flot apaisant.
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