vendredi 7 janvier 2011

Vase communicant avec Frédérique Martin

Sur une idée de François Bon, chaque premier vendredi du mois, des écrivains de la toile s'invitent les uns chez les autres. Aujourd'hui, je reçois Frédérique Martin dans ma modeste commode, tandis que j'irai me vautrer chez elle.
 
* Bouge pas *

Nadège secouait ses sandales vernies au tempo d’un air imaginaire. Dehors, le ciel s’assombrissait rapidement, quelques gouttes frappèrent en vain aux carreaux. Même si elle ne savait pas lire l’heure, Nadège savait qu’il était trop tard. Elle s’était assise quand la petite aiguille était en haut, elle avait attendu jusqu’à ce qu’elle soit tout en bas. C’est long, se dit-elle.

Le salon perdait l’éclat du jour dans une lutte muette. L’ombre étouffait les coins, aspirait les murs et fondait les meubles en magma. Nadège se rongea l’ongle du pouce malgré l’âcreté du mavala. Son ventre gronda de faim quand elle s’attaqua aux petites peaux de ses doigts à vif. Elle ne bougeait pas, de peur de froisser sa robe de princesse et aussi parce que : « Tu m’attends, je reviens. Bouge pas, j’en ai pour quelques minutes. Juste une course et je t’emmène à ce foutu anniversaire ». Nadège avait pincé la bouche – sa mère disait trop de foutus gros mots.

Elle soupira, souleva sa fesse gauche qui s’engourdissait. Depuis combien de temps avait-elle envie ? Elle se retenait de toutes ses forces, attentive à ne pas laisser échapper une goutte, ou elle allait sacrément le regretter. C’était fichu pour l’anniversaire d’Eléonore. Tout le monde y était allé, tout le monde en était revenu. Sûr et certain. Pour se distraire, Nadège se pinça le cou aussi fort que possible. Pleure, tu pisseras moins.

Elles avaient pourtant trouvé un joli cadeau, un porte-monnaie en perles, acheté au marché de Noël. C’est sa mère qui l’avait repéré : « C’est trop chou. Si on le prenait pour Eléonore ? ». Nadège avait souri de plaisir, surprise et même gênée. En rentrant, elles avaient empaqueté le cadeau et bouclé de la laine en guise de ruban. La robe de Nadège avait été lavée et repassée, ses cheveux remontés en deux couettes hautes, son visage nettoyé au mustela. Tout était parfait. Alors pourquoi était-elle restée plantée là, sur ce fauteuil, tout l’après-midi ? Surtout qu’elle le savait ; dès qu’elle l’avait vue sortir, elle avait compris que c’était fichu. Pourtant, même maintenant que la nuit craquelait d’aise, elle ne pouvait s’empêcher d’attendre.

Des fois, c’était bien quand même. Comme le jour du marché de Noël ou celui des boucles d’oreilles. Elles s’étaient rendues chez le bijoutier pour qu’il perce celles de Nadège. Elle n’avait pas pleuré. T’es sacrément courageuse, ma petite, viens on va faire la nouba ! Elles avaient mangé dans une crêperie. Nadège avait bu du cidre en cachette, sa mère surveillait que les serveuses ne les regardent pas – ces foutues garces – et elles avaient ri autant l’une que l’autre. Le cidre c’est bon, avait dit Nadège. T’es bien la fille de ta mère toi. Oh oui ! alors, avait pensé Nadège. C’était chouette, non ?

Quand la porte s’ouvrit à la volée, Nadège se mit à respirer par petits coups secs et rapides. Elle entendit sa mère tâtonner dans le noir pour allumer la lumière. Elles plissèrent toutes les deux leurs yeux sous l’éclairage cru. « Ah t’es là ? T’es pas allée chez… chez l’autre, là ? ». Nadège ne pouvait plus se retenir. « Ben quoi, qu’est ce qu’il y a ? T’en tires une tronche. Putain, y a pas d’ambiance, ici ! ». Sa mère riait, appuyée contre le mur, la tête rejetée en arrière.

Nadège se mit à cligner des paupières de plus en plus vite. Pour l’anniversaire manqué, pour l’interminable attente qui basculait sans surprise. Parce qu’elle l’avait trempé ce foutu fauteuil et que les marques bleues sous sa robe n’auraient pas eu le temps de jaunir cette fois.
 
Frédérique Martin


Les autres participants sont : 

Murièle Laborde-Modély http://l-oeil-bande.blogspot.com/ et Jean Prod'homhttp://www.lesmarges.net/
Jérémie Szpirglas http://inacheve.net/ et Franck Queyraudhttp://flaneriequotidienne.wordpress.com/
Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/ et (Monsieuye Am Lepiqhttp://barbotages.blogspot.com/) correction vendredi matin : et Jean Barbaut http://barbotages.blogspot.com/
Marie-Hélène Voyer http://metachroniques.blogspot.com/ et Pierre Ménardhttp://www.liminaire.fr/
Isabelle Pariente-Butterlin http://yzabel2046.blogspot.com/ et Xavier Fisselierhttp://xavierfisselier.wordpress.com/
Christine Leininger http://les-embrasses.blogspot.com/ et Jean-Marc Undrienerhttp://entrenoir.blogspot.com/
Lambert Savigneux http://aloredelam.com/ et Lambert Savigneux (ben oui)http://regardorion.wordpress.com/
Catherine Désormière http://desormiere.blog.lemonde.fr/ et Dominique Hasselmann http://dh68.wordpress.com/
et
sur twitter et en 9 twits chacune, Claude Favre @angkhistrophon et Maryse Hache @marysehache  (elles ont choisi de publier  les deux textes chez celle qui a un blog : Maryse Hache http://www.semenoir.typepad.fr/)



25 commentaires:

  1. Texte intense sans merci; comme une trace de cinq doigts marque la tendreté.

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  2. Deux attentes d'enfant. Deux mères. Vous aviez un point de départ commun ? Là aussi, il y a le creux des détails est plein. J'adore l'avant-dernier paragraphe. Cette espèce d'impuissance. Et comme j'étais embarqué par ton texte Frédérique, je ne m'attendais pas à la fin, alors que j'aurais dû.

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  3. Joli et le "Pleure, tu pisseras moins" qui ne l'a jamais entendu ?! Bravo !

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  4. Monsieur Pittau et moi ne nous sommes pas concertés. Nous étions en roues libres et n'avons découvert nos textes qu'une fois terminés. Ils commençaient de la même manière, par deux enfants assis dans l'attente. J'ai aimé cette synchronisation involontaire.

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  5. Ah ! Bravo Pittau !
    'cause de vous la petite ritirata son anniversaire !... Et le texte de Frédérique il est où ?

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  6. Wooooofff.. C'est excellent, excellent !!

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  7. @ Luc : C'est mon texte qui est ici ! ( Ben tu ne sais plus comment fonctionnent les vases communicants ?)

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  8. J'avais mis un commentaire élogieux et époustouflant et il a disparu corps et bien! Je n'y comprend rien! Ou bien il est tombé dans le tiroir de la commode! En tout cas Frédérique, va lire ce que j'ai mis chez toi pour M'sieur Pittau: c'est du pareil au même tous les deux!! Merci!

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  9. les ai aimé tendrement les deux jambes ballantes - en grand mère, en ex enfant, en amoureuse des mots

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  10. j'aime les mères faillibles, cela fait des enfants complexes et beaux et tristes et gais

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  11. @ Kouki : ou la dureté.
    @ Gilles : C'est un vrai compliment. Merci.
    @ Christophe : Oui, il a trouvé sa place. C'est une phrase qui me suit depuis longtemps.
    @ Isabelle : la vie, quoi.
    @ Alain : Merci Alain.
    @ Babeth 31 : Non mais des fois, tu ne peux pas recommencer ? (Il faut toujours vérifier que le commentaire est passé, parfois il se coince on ne sait où.
    @ Brigetoun : De la tendresse, c'est ce qu'il lui faut, à la petite Nadège.
    @ MuLM : Toutes les mères le sont, mais celle-ci plus que d'autres. Je préfère quand les enfants sont joyeux. Leur gravité n'est pas souvent bon signe.

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  12. Ce "Bouge pas", dislocation, désarticulation énoncée, annoncée...
    "Chez l'autre, là.." gifle à la volée, maman égarée, enfant statufiée, gisantes en jumelles d'absence.

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  13. L'enfance décidément... comment en sortir? Par l'entrée du cimetière probablement.

    En tout cas j'ai appris plusieurs choses - deux en fait : que les petites filles pouvaient souffrir et qu'elles faisaient pipi! (C'est l'émotion, Frédérique! Mes défenses naturelles m'obligent à sortir une voire deux bêtises! Stupide pudeur des sentiments!)

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  14. @ Frédérique la photographe : Il ne faut pas beaucoup de mots pour faire mal.

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  15. oui dans la vraie vie "pas souvent bon signe", en littérature cela fait des personnages (et des textes) beaux graves etc.

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  16. Comme Babeth!!! Je recommence ?
    Je disais donc. Ah! Ces mères qui abandonnent. Mais il est où le père hein ?
    J'ai ressenti cette immobilité de pierre et cette désespérance de savoir à l'avance qu'il n'y a rien à espérer mais quand même faire comme si c'était quand même possible

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  17. bonjour
    je viens de découvri ce blog vial la RDL. je voudrais poster un message à celui - ou celle - qui organise ce blog: comment puis-je faire?
    merci de votre réponse

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  18. @paniss. J'ai laissé un message chez vous.

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  19. @ Zoé : En voyages d'affaires, au Séchel, en tournée avec Led Zepplin, à la cave, dans son slip, mort peut-être... va savoir.

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  20. @ Depluloin : Vous en doutiez ? Vous ne fréquentez pas beaucoup de filles alors. Grandes elles gardent les mêmes facultés que petites. (Il vous sera beaucoup pardonné :0)).

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  21. patrick Verroust9 janvier 2011 à 19:27

    FM:

    vous avez une manière saisissante de décrire l'attente chez un enfant et l'inconscience de l'adulte qui le rend concret, vécu.Vous saisissez l'importance de l'enjeu pour l'enfant qui a la prescience que, dans ce petit événement, se joue sa destinée ou son avenir, son indépendance, sa socialisation, une échappée hors quotidien enfantin.Dans ces moments là, le temps se dilate devient minéral, lourd, écrasant immobile. Immobile, c'est ce qu'elle veut la gamine, arréter le temps, le suspendre, le temps que la mère revienne. Elle invente les gestes d'exorcisation pour conjurer l'inéluctable.Elle invente sa danse buto . Elle essaie le contrôle de tout son corps. Elle se prépare à donner à sa mère les moyens de la culpabiliser, elle la fille, de sa défaillance à elle la mère. En souvenir des moments bonheurs ou parce que la fatalité de l'échec, des désirs refoulés , sont, déjà, ancrés dans ce petit corps.

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  22. @ Patrick : L'attente est une attitude fascinante, hypnotique. Et quand elle s'imbrique à la loyauté, elle n'a pas de fin, elle reste vive par delà le temps. Merci de votre commentaire, c'est toujours un plaisir de vous lire.

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  23. Ah, ce texte... Il m'a mise en colère, ce qui prouve sa réussite. (D'où vient que je ne supporte plus l'égoïsme des adultes, moi qui ait eu une mère qui ne m'a jamais fait attendre ?)
    Joli, Fredaime. Vais lire Pittau, hop.

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  24. @ Sophie : Précisemment parce que tu as eu cette mère-là.

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