Bruno était accoté depuis une demi-heure contre le flanc de sa voiture, le regard braqué sur la terre en acier recouverte d’une bourre d’herbes brûlées par le gel. Il tirait de loin en loin sur sa cigarette dont la fumée se mêlait intimement aux tortillons de son haleine, quand il entendit un crépitement vif dans le lointain.
Une trépidation qui s’était interrompue d’un coup.
De gros buissons recroquevillés et de nombreux arbrisseaux noirs dissimulaient le décor au-delà du cercle d’herbes rabougries ; une rangée de grands arbres défeuillés cachait mal la structure du vieux bâtiment industriel en brique rouge.
Bruno laissa tomber la cigarette à ses pieds et l’écrasa soigneusement, plus que nécessaire, du bout de sa chaussure gauche, tout en scrutant l’espace devant lui.
Plus un bruit, hormis celui de sa propre respiration. Il sentait l’air glacé s’emparer de son corps. Soudain, il entr’aperçut un trait fauve filer vers la gauche, entre les branches nues, et il distingua un piétinement diffus qui s’éloigna rapidement.
“Bordel, je m’ serai pas gelé les couilles pour rien.” se dit-il en ouvrant le coffre de sa voiture pour cueillir la longue housse qui contenait son arme, un Browning semi-automatique qu’il possédait depuis peu. L’armurier lui avait demandé : “Sans indiscrétion, monsieur, vous avez l’intention de chasser quel animal ?” Il avait répondu que c’était pour tirer un chevreuil ou deux sur la friche de l’ancienne cartonnerie adossée à la forêt. C’est de cette forêt qu’arrivaient parfois de bonnes surprises. Des chevreuils notamment. Plus rarement des sangliers. L’armurier, avec une grimace, avait prévenu : “C’est du 300WM ! Vous avez intérêt à le tirer de loin, le chevreuil ou le sanglier, si vous ne voulez pas en faire de la compote... une bonne centaine de mètres au moins... Mais je suppose que vous savez ce que vous faites.”
Bruno ouvrit la housse malgré ses doigts rendus malhabiles par le froid, saisit l’arme, rejeta la housse et referma le coffre. D’un petit trot, il s’élança vers la droite, pour contourner le bâtiment, dos voûté, serrant l’arme contre sa poitrine. Il respirait par la bouche, chassant à chaque expiration un nuage informe.
“Si j’ veux l’ coincer, faut que j’ lui coupe la route de la forêt. Et pas d’ bruit. Ces bestiaux entendent tout... Calme, bordel, calme...Me f’rai pas avoir cette fois. Non, pas cette fois.”
De ses lourdes chaussures il écrasa des herbes en verre. La bête l’avait peut-être entendu. Il accéléra sa course.
L’air froid plongea une lame brûlante dans son œsophage. Des branches lui fouettèrent le torse, le visage et les jambes et, d’un coup, dans son regard cahoté, il eut la vision de la bête qui venait paisiblement dans sa direction. Elle était à deux cents mètres environ. Bruno eut une sensation de chatouillement au niveau de l’aine.
Il la tenait. Il s’arrêta net. De toute façon, il n’avait pas le choix : le souffle lui manquait. Il se planqua derrière le réseau arachnéen des branches d’un arbrisseau noir comme du basalte.
La bête est paisible, glisse à gauche et à droite, courbe l’échine, repart, piétine, arrache du bout de ses dents jaunes une feuille restée sur un rameau.
Bruno peine à retrouver son souffle. “Putain d’ cœur, j’aurais pas dû forcer comme ça !” Il pose un genou à terre, tenant d’une main lâche son arme dont la crosse est appuyée sur le sol. “J’ vais pas passer l’année ici maintenant qu’ j’ai c’ que j’ veux... Allez, debout Bruno. Tes fesses !” Il prend deux longues inspirations avant de se redresser. Et il se répète ce qu’il devra mener à bien dans la prochaine minute : épauler, viser, tirer et flinguer la bête d’un seul coup. La foudroyer sur place. Ne lui laisser aucune chance de s’échapper.
Lentement, Bruno se met debout, bien campé sur ses jambes légèrement ployées, et fouille les lointains du canon de son arme. Et fouille encore.
“Merde, où elle est bordel !” Il se décolle de son arbrisseau pour balayer davantage d’espace.
Le ciel est d’un bleu tiré à quatre épingles. Un bruit d’élastique qui se tend et se détend. Instinctivement, Bruno lève la tête pour voir l’oiseau, et reçoit en plein dans les yeux l’éclat poignant du soleil. Il jure et il blasphème tandis qu’un piétinement terrorisé s’éloigne en remuant des herbes et des branches.
Ébloui par des lucioles sombres, Bruno s’affale sur la terre. Il ferme les paupières et reste longtemps ainsi. Il ne pense plus à rien.
Une trépidation qui s’était interrompue d’un coup.
De gros buissons recroquevillés et de nombreux arbrisseaux noirs dissimulaient le décor au-delà du cercle d’herbes rabougries ; une rangée de grands arbres défeuillés cachait mal la structure du vieux bâtiment industriel en brique rouge.
Bruno laissa tomber la cigarette à ses pieds et l’écrasa soigneusement, plus que nécessaire, du bout de sa chaussure gauche, tout en scrutant l’espace devant lui.
Plus un bruit, hormis celui de sa propre respiration. Il sentait l’air glacé s’emparer de son corps. Soudain, il entr’aperçut un trait fauve filer vers la gauche, entre les branches nues, et il distingua un piétinement diffus qui s’éloigna rapidement.
“Bordel, je m’ serai pas gelé les couilles pour rien.” se dit-il en ouvrant le coffre de sa voiture pour cueillir la longue housse qui contenait son arme, un Browning semi-automatique qu’il possédait depuis peu. L’armurier lui avait demandé : “Sans indiscrétion, monsieur, vous avez l’intention de chasser quel animal ?” Il avait répondu que c’était pour tirer un chevreuil ou deux sur la friche de l’ancienne cartonnerie adossée à la forêt. C’est de cette forêt qu’arrivaient parfois de bonnes surprises. Des chevreuils notamment. Plus rarement des sangliers. L’armurier, avec une grimace, avait prévenu : “C’est du 300WM ! Vous avez intérêt à le tirer de loin, le chevreuil ou le sanglier, si vous ne voulez pas en faire de la compote... une bonne centaine de mètres au moins... Mais je suppose que vous savez ce que vous faites.”
Bruno ouvrit la housse malgré ses doigts rendus malhabiles par le froid, saisit l’arme, rejeta la housse et referma le coffre. D’un petit trot, il s’élança vers la droite, pour contourner le bâtiment, dos voûté, serrant l’arme contre sa poitrine. Il respirait par la bouche, chassant à chaque expiration un nuage informe.
“Si j’ veux l’ coincer, faut que j’ lui coupe la route de la forêt. Et pas d’ bruit. Ces bestiaux entendent tout... Calme, bordel, calme...Me f’rai pas avoir cette fois. Non, pas cette fois.”
De ses lourdes chaussures il écrasa des herbes en verre. La bête l’avait peut-être entendu. Il accéléra sa course.
L’air froid plongea une lame brûlante dans son œsophage. Des branches lui fouettèrent le torse, le visage et les jambes et, d’un coup, dans son regard cahoté, il eut la vision de la bête qui venait paisiblement dans sa direction. Elle était à deux cents mètres environ. Bruno eut une sensation de chatouillement au niveau de l’aine.
Il la tenait. Il s’arrêta net. De toute façon, il n’avait pas le choix : le souffle lui manquait. Il se planqua derrière le réseau arachnéen des branches d’un arbrisseau noir comme du basalte.
La bête est paisible, glisse à gauche et à droite, courbe l’échine, repart, piétine, arrache du bout de ses dents jaunes une feuille restée sur un rameau.
Bruno peine à retrouver son souffle. “Putain d’ cœur, j’aurais pas dû forcer comme ça !” Il pose un genou à terre, tenant d’une main lâche son arme dont la crosse est appuyée sur le sol. “J’ vais pas passer l’année ici maintenant qu’ j’ai c’ que j’ veux... Allez, debout Bruno. Tes fesses !” Il prend deux longues inspirations avant de se redresser. Et il se répète ce qu’il devra mener à bien dans la prochaine minute : épauler, viser, tirer et flinguer la bête d’un seul coup. La foudroyer sur place. Ne lui laisser aucune chance de s’échapper.
Lentement, Bruno se met debout, bien campé sur ses jambes légèrement ployées, et fouille les lointains du canon de son arme. Et fouille encore.
“Merde, où elle est bordel !” Il se décolle de son arbrisseau pour balayer davantage d’espace.
Le ciel est d’un bleu tiré à quatre épingles. Un bruit d’élastique qui se tend et se détend. Instinctivement, Bruno lève la tête pour voir l’oiseau, et reçoit en plein dans les yeux l’éclat poignant du soleil. Il jure et il blasphème tandis qu’un piétinement terrorisé s’éloigne en remuant des herbes et des branches.
Ébloui par des lucioles sombres, Bruno s’affale sur la terre. Il ferme les paupières et reste longtemps ainsi. Il ne pense plus à rien.
Bruno bredouille un peu plus près de son humanité. Je cherchais la tension, le retour vers l'usine désaffectée et son secret, moi.
RépondreSupprimerMe rappelle la fin du "voyage au bout de l'enfer" de Cimino, quand le chasseur de daim tient la bête au bout de son fusil et délibérément tire en l'air en hurlant OK !
RépondreSupprimerAh, j'aurais tellement aimé qu'il se tire une balle dans le pied, ce con !
RépondreSupprimerUn sourire, au bout du compte, sur les lèvres du lecteur, si bien "baladé", emporté littérairement parlant(!), qu'il marmonne dans sa barbe sa propre fin! Une blonde, un gendarme, un espion, un voisin, dans le collimateur? (Le crétin se dit : "Enfin! acheter une telle carabine pour le plaisir de se taper un cuissot de chevreuil!")
RépondreSupprimer"Le ciel est d’un bleu tiré à quatre épingles", c'est très beau.
RépondreSupprimerCette fin est belle. Et le début aussi. Calme, à l'économie.J'ai appris aussi que "accoter" peut s'utiliser dans ce sens.J'ai aimé "la terre en acier".
RépondreSupprimerdu coeur qui lance au coup d'élastique du ciel et à la chute, c'est comme autant de coups de lame qui déchirent la viande et les yeux.
RépondreSupprimerHouellebecq?
RépondreSupprimer@Kouki. T'as raison, y en a un. J' l'ai pas écrit.@Zoë. Ah ouais... mais j' pense pas que le sens soit pareil. En plus, j'ai adouci une histoire vraie de mon entourage.@arf. Ahahahahahaha ! D'une certaine façon, il l'a fait.@Depluloin. Ah ouais, le crétin. Mais bon... le monde, les gens, le sens et tout ça, hein, c'est pas toujours très cohérent.@CW. Merci. Content que vous ayez r'marqué ça.@lignesdevie. Merci pour votre lecture. J' suis ravi.@jibé. Toujours la sensation qu'il faut, jibé. On a des points communs, c'est sûr.@Anonyme. Houellebecq ?
RépondreSupprimercw m'a piqué ma phrase fétiche. Dite Pittau, puisque vous étiez dans le coin, vous auriez pu faire le détour, histoire de m'offrit des fleurs pour mon anniversire. Je suis é-ber-lu-ée. (dans ce texte, plus que dans d'autres, vous rejoignez ADS.
RépondreSupprimer@FM. J' dois dire que c'est moi l'éberlué. Je ne comprends pas très bien c' que vous voulez dire... Ça m' choque pas que vous m' rapprochiez de AdS mais j' vois pas bien en quoi sur ce texte.
RépondreSupprimer@FM : dis donc ma vieille, t'es bourrée ou quoi ? Je trouve ce texte magnifique, mais loin de moi hélas.
RépondreSupprimerS'ra quitte en repassant par la boucherie Sanzo.Bien fait !(chouette! là je parle du texte).
RépondreSupprimerpoings communs, c'est bien possible, francesco!
RépondreSupprimer@ ADS : T'as vu une vieille ici ? A part toi, j'en vois aucune (et je ne dirai rien sur ton goût prononcé pour la bibine) :0)@ FrancEsco : Eberluée d'attendre interflora depuis trois jours, je fatigue. (pour le texte, c'est l'ambiance générale qui m'évoque ADS).
RépondreSupprimer@FM : Monch' t'a toujours pas envoyé de fleurs ? Le goujat !(Y t'reste de la Villageoise ?)
RépondreSupprimer@ ADS : Cinq litres, ça ira ? Pour les fleurs, elles doivent être fânées, des trucs en solde qui n'ont pas tenu le coup.
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