samedi 12 juin 2010

La visite

Hélène avait attendu que le taxi démarre pesamment dans une odeur de caoutchouc, puis elle avait poussé du plat de la main le battant du grand portail rouge en métal presque chauffé à blanc ; elle s’était contentée de replier les doigts en demi-poing pour éviter la brûlure. Elle entra de biais, tordant son bras pour faire glisser son sac derrière elle.

Les grandes dalles en ciment de la cour éblouissaient. Tout était englué dans une lumière atroce. Les petites plantes grasses alignées au pied des murs ressemblaient à d’antiques poteries vernissées.

Hélène se rappela qu’il fallait exactement dix pas pour atteindre la véranda et la fraîcheur. “Un, deux, trois,quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix... onze...” Et elle pénétra dans l’ombre de la véranda qui lui tomba sur les épaules comme une douche tiède. Les volets étaient baissés. Des mouches sommeillaient sur les murs blancs. Le carrelage ocre brun apaisait le regard. Hélène s’approcha de la porte protégée par un rideau de lanières multicolores en plastique. Elle en écarta quelques-unes pour actionner la clenche mais elle n’en eut pas le temps car la porte s’ouvrit sur le visage hébété de son frère. “Ah... c’est toi...” fit-il sur un ton qui n’exprimait rien, et il recula pour la laisser entrer. Il sentait le chien. Il referma aussitôt derrière elle. “’vec cette chaleur, faut tout boucler, sinon tu sèches sur place...”

A l’intérieur, l’air était immobile comme un chapeau en feutre sur une table.
Hélène posa son sac sur le carrelage blanc moucheté de noir qui se diluait dans la pénombre rougeâtre. “J’ai les jambes en béton. Je ne suis plus habituée à ces températures.” Elle s’assit sur la chaise la plus proche de la table recouverte d’une nappe à carreaux foncés. Le grand meuble à vitrines montrait les mêmes mignonettes remplies de liquides colorés.
“Si t’avais téléphoné, mâchouilla son frère, je s’rais allé t’ chercher à la gare.” Elle eut un sourire penché puis elle demanda à boire quelque chose.
“De l’eau ? un bitter ?”
Elle voulait un café noir.
Si c’était possible.
Si ça ne dérangeait pas.
“Comme tu veux. Il en reste de tout à l’heure mais y doit être froid.”
“Aucune importance.”

Marie-Pierre, la femme de son frère, apparut, l’œil défait, les cheveux mal lissés à la main, avec sa figure de souris inquisitrice et ses jambes minces ; elle était en robe légère, chaussée de sandales roses fatiguées qu’elle soulevait à peine.
“Ah, t’es là ? T’es arrivée quand ? J’ croyais que t’allais pas venir... J’aurais compris et pas compris.” Marie-Pierre avait une voix qui déraillait, s’embarquait dans des tonalités imprévues. On aurait pu en rire, sauf que personne n’en riait ; elle suscitait l’agacement.
“On balaie pour toi depuis longtemps.”

Hélène se mordit la langue pour ne pas répliquer, elle saisit d’une main nerveuse la tasse de café que son frère venait de déposer devant elle, fit mine de la porter à sa bouche puis, la reposant, et d’une voix qui ne voulait pas sortir, elle marmonna : “C’est dans la chambre du fond ?” Son frère, surpris, dit “oui”. Elle soupira puis, comme un éventail, elle secoua sa main sous son nez pour se donner de l’air ; ses lèvres entrouvertes laissaient entrevoir ses dents à peine teintées par la nicotine. Elle ne fumait plus.

“J’ai soif, dit Marie-Pierre. Je vais prendre un verre d’eau.” Et elle se traîna vers la cuisine. Elle aussi sentait l’animal. Peu après, on l’entendit puiser au robinet, qu’elle fit couler un moment pour rafraîchir l’eau. Hélène regarda son frère. Il se dandinait imperceptiblement. “Fait plus chaud qu’ d’habitude, aujourd’hui..., dit-il. Paraît qu’ la température va atteindre un pic...” Marie-Pierre était de retour, en contre-jour diffus, la silhouette un peu lâche.  Hélène réprimait l’envie de se dresser d’un bloc, de s’agriffer à la chevelure de Marie-Pierre, de lui arracher de pleines poignées de cheveux sanglants et des morceaux de crâne, de.

Elle eut une grande inspiration avant de dire : “Bon, je vais y aller.” Son frère ne put retenir une expression de contrariété. Elle s’en fichait, elle était résolue, plantée en elle-même comme un pilotis dans un marécage. Déjà, elle sentait l’odeur soyeuse de la gangrène qui la saisirait tout entière, dès la porte de la chambre ouverte.

Mais avant de quitter sa chaise, elle vida en un, deux, trois traits la tasse de café, tout en se disant qu’elle ne connaissait rien de plus froid qu’une gorgée de café froid.

19 commentaires:

  1. C'est un petit joyau d'écriture : comme la musique d'un quatuor-il y a bien quatre personnes, n'est-ce pas ?-tout est distinct et rassemblé, corps, pensées, fluide des perceptions et résonance entre les êtres.C'est sans doute le cadrage visuel qui donne ce sentiment de n'entendre que le son et la réverbération de ce son.Francesco, j'aime beaucoup la façon dont vous tranchait la différence des désirs -lame de l'imperceptible

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  2. Me disais bien qu'j'avais déjà lu ça quéquepart...C'est de qui ?

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  3. "plantée en elle-même comme un pilotis dans un marécage", ça c'est toujours aussi fort! On se dirait toujours dans un film, avec les pafums suaves de la mort, en prime. Le film en olfactive dimension!

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  4. @kara. Effectivement quatre personnages... Je suis très sensible à votre lecture, à l'aspect "musical" de votre perception.@Vinosse. T'as une putain d' mémoire, toi ! Tu m' fais peur.@jibé. J'adore vos commentaires. :)@Sophie K. Subliminal ? Mouahahahaha !!!!

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  5. Ben, vous allez rire. Je me suis dit au bout de trois phrases : il s'emmerde pas le Pittau, il nous en remet une couche, dès fois qu'on ait raté la première lecture des vases communicants ! Je suis rassurée, j'ai pas Alzheimer, ouf !

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  6. je l'avais déjà lu... je l'aime toujours autant ce texte...

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  7. Vous affamez... C'est terrible (et maintenant je sais, oui, je sais que ça vous donne du plaisir de me voir réclamer) (pfff)

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  8. @Martine Carol. Vous n'avez pas Alzheimer ? Ceux qui l'on ne le savent pas. :D@Mu LM. Merci.@Melle d'enfer(t). Je vous reconnais bien là, mamzelle.@Nicolas Beusher. :D

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  9. Je l'ai relue avec le même plaisir que chez Anna qui, elle aussi, vient de republier un texte.C'est vraiment un sujet magnifique, raconté avec sensualité. J'ai réfléchi à la remarque de Nicolas, sur la chute. Cette chute contient une réflexion, même si cette réflexion est présentée comme un monologue intérieur. Et ce n'est pas dans le registre du reste du texte qui, lui, est dans le récit objectif. Une chute plus objective, abrupte, laissant le lecteur à l'entrée de la chambre, la main sur la poignée de la porte, dans cette hsitoire, au lieu d'être entraîné dans le café serait peut-être (peut-être, c'est à essayer) plus forte.

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  10. @Gilles : tiens c'est marrant, tu te fais la réflexion d'un lecteur de nouvelles françaises, voire de concours de nouvelles françaises. Relis celles d'Hemingway pour voir, et tu t'apercevras que les nouvelles, justement, on ne leur demande pas d'avoir une fin spectaculaire (et convenue du coup).Moi c'est justement ce que j'aime dans cette fin de nouvelle de Pittau.

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  11. Je ne crois pas que le lecteur de nouvelle Française ait ce genre de réflexion. La chute dont parle Gilles n'est pas plus spectaculaire que de boire la tasse de café. Une chute spectaculaire, c'est quand le lecteur découvre une vérité qui lui avait échappé, un retournement brutal de situation etc... Qu'on nous laisse sur le pas de la porte, ou les lèvres dans une tasse à café, ne change rien.On se retrouve seuls avec le reste de l'histoire à inventer. Après, c'est affaire de choix ou de sensibilité. Je reprendrais bien un peu de café froid, moi, avant de pousser la porte.

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  12. @Gilles. J'entends bien ce que vous dites pour la simple raison que c'était une des possibilités envisagées. Je l'ai trouvée trop "extérieure" et trop dans l'unité de ton justement. J'ai pensé foutre un coup d' pied au cul d' mon propre texte, le tarabuster et casser le ronron.@AdS. :)@FM. Euh, je crois tout de même que la "pointe" est toujours bienvenue dans la nouvelle française, "l'astuce" finale qui justifie le texte, le retournement, etc. J'aime beaucoup Maupassant et chez lui ça fonctionne de cette façon. La littérature française a une certaine tendance à "vouloir dire", défendre une "thèse" (je ne parle pas de politique, etc) mais elle veut démontrer. Pas toujours mais très très souvent. J' suis pas fan des démonstrations. Moi, j'aime bien les personnages ; et, en plus, j'ai rien à dire, alors... :))

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  13. Mais quessqu'il racoooooonte qu'il a rien à diiiire... Tssssssssssssssssssss ! On l'croit, tiens ! :D

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  14. @Sophie K. Mais enfin, si je l' dis ! :)@Vinosse. J' l'ai d'jà dit.

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  15. Bon..... il y a malentendu, je ne proposais pas l'idée d'une fin spectaculaire. Moi non plus, je n'aime pas ça. Cela fait "forcé". Sauf si vraiment justifié, amené par l'histoire racontée. Et tu as raison Anna, c'est un peu un cliché que l'on a de la nouvelle en France (me semble-t-il mais je connais des personnes qui n'en lisent pas parce que la nouvelle les frustre, ils commencent à s'attacher aux personnages, et pof). J'aime Hemingway (La rivière au coeur double, quelle merveille !) et j'ai une grosse admiration pour Raymond Carver.Je voulais juste dire que je me demandais (suite à la réflexion de Nicolas) si une fin dans la lignée de ce qui précède, un récit non subjectif, ne serait pas plus forte.

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  16. @Gilles : OK, je comprends mieux de quoi tu parles à présent. (Hemingway et Carver, bien sûr !)

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