Elle avait renversé le verre du plat de la main, puis regardé le lait se répandre sur la toile cirée et dessiner ainsi le fantôme d’une pieuvre. Le lait avait goutté sur le carrelage avec un bruit d’aiguilles. Ensuite elle s’était levée, laissant son père, stupéfait, écouter le cliquetis du lait. En passant dans le hall d’entrée, hop ! elle avait croché son vieil anorak d’un balancement du bras, l’avait enfilé d’un seul mouvement et bondi sur le trottoir recouvert d’une mince couche de neige gelée et patinée par les piétinements de la journée. Une seconde durant, elle hésita, se retourna vers la maison. La porte restée ouverte montrait le corridor pénombreux, les escaliers étroits à droite et, tout au fond, le rectangle cassé de la porte de la cuisine.
“Y va s’ réveiller et s’ foutre à mes trousses !” Elle démarra aussitôt d’une foulée qui tremblait. “Ja-mais-ja-mais-ja-mais...” Des larmes lui montèrent dans la gorge depuis le ventre. Il lui sembla entendre qu’il l’appelait mais ce devait être une illusion. Un chien lui mordait les reins.
L’heure du repas et le froid et la nuit approchante avaient chassé toute agitation des rues malingres. Quelques fenêtres commençaient à s’éclairer.
Elle n’osait plus se retourner.
Réunissant d’une main les pans de son anorak, elle courut encore dix minutes, peut-être plus, peut-être moins, jusqu’à ce que ses jambes soient engourdies. Une sorte de rage lui serrait la nuque. Elle avait frappé chaque pas de sa course, et une douleur confuse faisait à présent trémuler ses mollets et ses cuisses.
Elle renifla. Ça coulait chaud d’une narine. A cause de l’air glacé, une veinule avait dû péter. Du dos de la main gauche elle essuya le gros du sang puis elle tamponna le reste à l’aide d’un mouchoir rose qui sentait encore la lessive.
La tête renversée vers le ciel blanc sale, elle attendit que cesse le saignement. Puis elle repartit d’un pas traînard. Le froid l’étreignait de partout. Des voitures passèrent au ralenti entre les congères souillées, et elle allongeait sa foulée quand elle voyait les bagnoles faire mine de s’amarrer au trottoir.
“Salaud !” grognait-elle à voix basse comme pour dissuader toute approche. On ne devait pas l’entendre mais aucune voiture ne s’arrêta à sa hauteur.
Elle avait un peu d’argent dans la poche de son anorak, de la mitraille, mais suffisamment pour se payer un sandwich jambon/beurre qu’elle mangea à petites dents, contre une porte grêlée par la neige.
“Y doit me chercher dans tous les coins. Cette fois, y m’ retrouv’ra pas. Y m’ retrouv’ra pas. Plutôt crever !”
Elle se voyait, gisant dans une ruelle encombrée de cartons effondrés, de bouteilles brisées, le visage marqué au bleu, le corps labouré par les coups, et lentement recouverte par une neige plus légère que le souffle d’un oiseau.
“Plutôt crever !” se dit-elle avant d’éclater d’un petit rire qui lui donna envie d’uriner. Elle dégota un coin sombre dans la cour intérieure d’un immeuble, près du local aux poubelles, elle baissa son pantalon et s’accroupit. Et alors qu’elle lâchait la première goutte, elle s’aperçut que la neige recommençait à tomber.
ce qui me frappe c'est la rupture en abyme dans la construction du texte, du "dedans" au "dehors". Et définitivement la fatalité de "dehors", avec la neige qui tombe comme le nouveau décor.
RépondreSupprimerZ'êtes brave.
@kouki. Merci, z'êtes gentille.
RépondreSupprimerC'est un texte touchant. J'y sens les émotions contradictoires de cette jeune femme qui fuit le domicile familial tout en rêvant que son père la rappelle. Trés fort : "un chien lui mordait les reins" et la concomittance du chaud et froid à la fin.
RépondreSupprimerEncore un beau teasing de film noir...pénombreux !
RépondreSupprimerJe mettrais congère au féminin, mais bon, on s'en fout...c'est beau quand même.
Un pays du froid, une maison à la toile cirée et aux mouchoirs de textile...
RépondreSupprimerUn texte magnifique, magnifique !
Moi aussi j'aime, et suis intriguée...par cette fille-enfant-femme et son père...
RépondreSupprimerC'est encore une fois bien posé, froid et noir. Superbe.
RépondreSupprimerFP écrit une nouvelle, synopsis de court métrage, de « court » même, laconique au possible pour que chaque image soit chargée à bloc de ce qu'il veut signifier.. Fin de journée ou début d'une fin ? J'aime bien la définition que donne « la petite librairie des champs »,« La fille, femme, enfant « quel terrible secret fuit elle? Qu'est ce qui la fait affronter la rue, ses dangers, les coups, le froid, la faim, la mort qui rode. Elle y trouve la force de rire de regarder la neige tombée. Le pire semblerait de retrouver la toile cirée, le verre de lait, les mouchoirs de textile, au prix des exigences du père. Quelles exigences? Contre quoi se révolte t-elle,? On n'en saura rien. L’œil caméra de Francesco Pittau nous force à constater la fugue, son impérieuse nécessite, les conditions de cette fuite. Il la met en scène sans nous laisser d'échappatoire. L'avant, l'après, les ressorts du drame, importent peu. Il y a la terrifiante situation présente de cette femme enfant qui se condamne à uriner derrière une poubelle. Il y a juste posé à notre conscience le défi d'une infinie compréhension. Pouvons nous admettre un possible, « no future »?
RépondreSupprimerA marquer d'une pierre blanche !
RépondreSupprimer@FM. Ah ben, merci, j'ai bricolé un peu, comme on dit, pour que ça tienne la route.
RépondreSupprimer@Alain Haye. Non, on s'en fout pas. C'est corrigé. :)
@Michèle. Merci de me lire.
@la petite libraire... Moi aussi j' suis intrigué... la police enquête... :)
@Ch. Sanchez. Encore une fois : merci à vous.
@patrick Verroust. Qui sait, peut-être un futur tout de même...
@Frederique. D'une boule de neige en l'occurence. Non ?...
Non, une boule de neige se délite, et c'est pas Noël !
RépondreSupprimerPas bien entendu le bruit d'aiguilles, mais très bien le son des coups. L'alarme a sonné dans ma petite tête pleine de bleus couleur de lait.
RépondreSupprimer:-)
Moi j'sais pas disséquer,mais j'sais ressentir et je ressens..fort et vrai.
RépondreSupprimerde texte en texte, se dessinent vraiment de drôles de vi/pay-sages
RépondreSupprimertoujours "cassés", des petites brisures dedans/dehors
mais avec le sursaut de rage
c'est beau
Magnifique ! Et ce "Un chien lui mordait les reins."... z'avez déposé le brevet ? ;7)
RépondreSupprimerPas de questions
RépondreSupprimerRien que des évidences
Suffisamment frappées pour l'être
Comme ses pas
Comme elle
Eh bien, ça me plaît bien ce texte-là
J'aime beaucoup le bruit d'aiguilles, le corridor pénombreux et le rectangle cassé de la porte de la cuisine.
RépondreSupprimerLe chien qui mord aux reins, ça me fait penser à l'arcane du Mat, dans la tarologie. Il symbolise parfois une fuite désorganisée.
comme ici par exemple
il y a souvent des "corps empêchés" dans vos textes, et des sursauts magnifiques.
@Frederique. On revient donc à la pierre blanche.
RépondreSupprimer@Moons. Oh...
@Brigitte. Je le sais bien. La preuve : vos choix cinématographiques.
@Mu LM. Merci. :)
@Douglas. Le brevet, j'y ai pas encore pensé mais puisque vous l'évoquez... :)
@Anonyme. Qui que vous soyez, merci d'apprécier celui-ci.
@AdS. Ah, j' suis pas un spécialiste des tarots... pour ne pas dire un ignare complet, mais la coïncidence et le sens me conviennent.
Oh oui, j'aime beaucoup aussi... Tu as le don extraordinaire de suggérer que la nature est un mur supplémentaire qui empêche souvent tes personnages de fuir, je trouve.
RépondreSupprimer(M'enfin, pisser, c'est déjà fuir un peu, mouhahahahaha !)
RépondreSupprimer...
Oui, bon.
Pardon.
@Sophie K. Ah, t'as réussi à franchir le mur blogger... Euh, j'essaie de raconter une histoire tant bien que mal.
RépondreSupprimer@Ça m' rappelle Laborit et son Eloge de la fuite. J'avais bien aimé... maintenant, j' sais plus trop quoi en penser... (et c'est pas grave)
Très beau, encore, ce texte, c'est une fille battue battante, tendue comme un arc...je pense je ne sais pas pourquoi au film de Griffith, le Lys Brisé, mais ça finit beaucoup mieux. Le chien qui mord les reins c'est la peur....Et j'aime beaucoup la goutte de rosée de la pisseuse qui (se) "lâche" enfin... :)
RépondreSupprimerA partir du moment où elle éclate de rire, on respire, nous aussi...
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