mercredi 27 avril 2011

Chercher maman

“Viens, faut qu’on aille chercher maman !” dit Marielle en attrapant Georges par la manche de son blouson de cuir râpé. Elle tira si fort qu’il faillit renverser les verres de bière devant lui. “Eh ! qu’est-c’ qui t’ prend ?” Il était éreinté, comme cassé, encore étourdi, lourd comme un sac de graviers. Elle ne l’entendait déjà plus, filait comme une flèche au milieu des tables de “l’Etuve”, ce boui-boui étroit et sombre dont les maigres lampes brûlotaient jusqu’à l’aube.
 Trois tables plus loin, Ronald le regardait sans bouger avec un sourire aigu. “S’y continue, j’ vais lui casser la gueule, à c’ con-là !” pensa Georges avant de pivoter sur son siège, de dégager sa jambe droite endolorie par la chute de l’après-midi, et de se jeter à la poursuite de Marielle.
“Celle-là quand elle a une idée en tête, c’est tout de suite-tout de suite ! Bordel... elle me gonfle !”  Il traversa le bistrot et poussa la porte vitrée à mi-hauteur sur laquelle des mouches étaient collées.
L’air cru de la nuit picota sur son visage et lui enfonça d’un coup une aiguille froide dans chaque narine. Marielle l’attendait sur le trottoir, tapant du talon et balançant son corps mince de gauche à droite . “Alors, qu’est-ce que tu fous ? J’ poireaute d’puis une heure !” Il répondit que sa jambe lui faisait mal, que c’était pas pratique pour marcher, qu’il faisait comme il pouvait mais que c’était compliqué.
“Ta gueule ! Un grand singe comme toi qui s’ plaint comme un bébé ! Pfff !” Et lui tournant le dos, elle grommela : “Grouille...” puis elle démarra d’un pas preste et sec. Il la suivit, un peu en retrait.
“Où elle est ta maman ?”
“Chez elle... J’ vais la chercher.”
“Pourquoi tu la cherches ?”
 “Qu’est-c’ que ça peut t’ foutre ? Si ça t’ plaît pas, au revoir...”
“J’ disais ça comme ça...”
Marielle fit un brusque demi-tour sur elle-même et se précipita droit sur Georges, la bouche crispée à blanc. Elle s’arrêta à quelques centimètres de lui et, frappant de son index tendu sur sa poitrine, elle crachota : “T’occupe pas d’ mes affaires. Sauf si je te l’ demande. C’est compris ?”
Oui, il avait compris.

La maman de Marielle vivait au rez-de-chaussée d’une petite maison nichée dans une rue minuscule qui sentait l’urine. De ses doigts repliés, Marielle toqua sur la vitre sale à plusieurs reprises tout en murmurant : “Maman... c’est moi. Maman... ouvre...”
Elle insista pendant quelques minutes puis, déçue de n’avoir aucune réponse, elle dit : “Elle est pas là...”
“P’t-être qu’elle dort... C’est pas malin de la réveiller alors. Elle va être de mauvais poil et quand elle est d’ mauvais poil, elle est d’ mauvais poil.” marmonna Georges. Marielle le coupa net d’un : “Ta gueule. Amène-toi...”, et Georges lui emboîta le pas en tirant la jambe. Il ne s’était pas plaint jusqu’alors mais il serrait les dents depuis un moment. Elle trottait. Il avait un mal de chien à suivre son rythme. Elle s’en aperçut. “J’ dois marcher moins vite ?” Il répondit que non.
Elle lui lança un long regard enfantin, haussa les épaules et reprit sa quête par les rues désertes et les placettes éteintes où les voix retentissaient trop fort sur les sombres murs tassés. Marielle galopait à présent. Pour tenir le coup, Georges se mordillait l’intérieur de la joue si fort qu’il sentait des larmes lui monter aux yeux. Il ne savait plus comment faire pour rester dans son sillage.
“Elle a bouffé du ch’val.” pensa-t-il.
Il marqua un arrêt, puis il se remit à sa traîne, cinq ou six mètres en arrière. L’écart s’agrandissait. “Faut pas que je m’ fasse distancer. Faut pas.” Il bloqua ses mâchoires sur un bout de bidoche imaginaire et, à force, il parvint à rattraper du terrain. Presque arrivé à sa hauteur, il souffla : “Marielle...”
“Qu’est-c’ que tu veux ?” répondit-elle sans se retourner, sans même ralentir.
“J’ai mal quand j’ marche...”
“Marche plus alors. Je s’rai à “l’Etuve”...”
Et il l’avait regardée prendre le large.


A son allure, Georges avait atteint “l’Etuve”. Avant d’y entrer, il s’était écarté pour laisser le passage à deux braillards. Le bistrot était quasiment vide : quelques hommes assoupis, un air alourdi par les vapeurs de la respiration, des rieurs fatigués, des gamins verdâtres et des femmes qui s’esclaffaient sans couvrir la musique emplissant l’espace.
A peine est-il entré que Georges aperçoit Marielle, assise à une table près de la porte des toilettes, en compagnie de sa mère et de Ronald. Elle l’a vu aussi et elle lui adresse un signe du bras pour l’inviter à les rejoindre. Il évite quelques silhouettes hésitantes et il est près d’eux. Il reste debout.
“T’en as mis du temps ! T’es un vrai handicapé, toi !” dit Marielle de sa bouche soudain grande et rouge.
Ronald ricane en douce. Maman semble ne rien entendre— elle mord distraitement dans un sandwich au fromage. Un mince fil de salive relie ses lèvres au sandwich. Entre ses cheveux rares, on devine la peau de son crâne. Son œil droit est talé.
“T’as vu, j’ai r’trouvé maman. Ma p’tite maman... Je m’ faisais du mauvais sang pour rien. Elle était ici avec Ronald. Il lui a payé à manger. Elle avait faim, la pauvre. C’est un brave type. Et puis, il aime bien maman. Et maman l’aime bien aussi.”
Et en disant cela de sa voix détrempée, elle braque sur Georges un regard qui ne rigole pas.

16 commentaires:

  1. De l'inconscience à la cruauté, il n'y a qu'un pas.

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  2. « Chercher Maman »,un court récit qui pourrait s'intituler « La loi reste à la force et à la ruse ». Une histoire de deux adolescents, une fille,un garçon. Leurs vies passent dans les décors miteux de bistrots à paumés et dans des quartiers en déshérence ; Les rôles, mâle, femelle sont inversés. La fille décide, pour elle même, fonce , le gars suit ou pas, peu lui chaut.Sa mère est d'une grande importance. Selon la méthode Pittau, une séquence seule est montrée, elle suggère, l'avant et l'après. La fille s'élance, le gars essaie de suivre en vain ; Il souffre d'une jambe endolorie d'une récente mauvaise chute. La  « meuf », le peu qui est dit d'elle dessine une liane mince et volontaire,dure à la peine,semble avoir une idée derrière la tête.Elle prend plaisir à l'humilier le dévaloriser,à imposer sa loi. Dans l'affaire, il y a un quatrième protagoniste,Ronald, l'antagonisme entre l'homme et l'adolescent est patent. Lui aussi l'humilie, le provoque. Le couple,(peut on parler d'un couple),le duo engage une course poursuite entre eux. L'objectif fixé par la fille « trouver, maman » ressemble à un caprice.Georges est largué dès le début. C'est lui qui ressent l’atmosphère nauséeuse du bistrot, les brulures du froid nocturne, lui qui n'arrive pas à suivre, lui qui ne saisit pas l'enjeu véritable de l'expédition. Il serre les dents, ne veut pas lâcher prise, ce qui lui vaut un terrible « regard enfantin ». Il finit par abandonner. Marielle lui lâche,avec morgue et mépris, qu'elle sera à « l'Etuve ». La chaleur étouffante ne peut pas être absente d'un texte de Francisco ! Le Georges arrive dans ce troquet ,bordel aux confins de la nuit. Le jeu est fini. Les rôles mâle femelle retrouvent leur place respective. Marielle a trouvé un homme pour protéger sa mère , la nourrir, la régaler, elle aussi.Elle paiera le prix qu'il faudra,se laissera baisée et pire encore matée s'il le faut. Sa relation avec Georges s’arrête là. Cette course était un foutage de gueule pour lui faire entrer cette vérité dans la chair, la lui faire éclater alors qu'il est à bout de force,incapable de se battre. Sa jambe blessée, l'a , probablement été lors d'une bagarre avec le Ronald. Ce dernier est le nouveau chef de meute, il a intérêt à surveiller ses arrières.La Marielle a du caractère et nage, à l'aise, dans cette ambiance.Francisco Pittau , je vous trouve, parfois des centres d'intérêt commun avec ADS, quoique vos écritures et styles ne partent pas du même point de vue.. Ce road movie urbain, cet exercice tauromachique est bien saisi. Mais de mon point de vue,ce n'est pas votre meilleur cru. Les conjonctions entre style direct et indirect ne me semblent pas, tout à fait,raccord. Les scènes d'action suffisent, pratiquement à la compréhension de ce qui se joue. Les moments descriptifs enlèvent à votre ton mature, le style incisif et coup de fouet qui est votre marque de fabrique usuelle. « Mais, bon » !...

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  3. J'sais pas vraiment si on doit commenter.....!tout ce que je sais, c'est que je voudrais tourner la page ,en sachant qu'il m'en reste 300 à lire dans la même veine.

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  4. Ads :Allez vous promener là où il m'arrive de trainer mes grolles,quelquefois. Nous parlerons d’archaïsme,ensuite. « Les rapports sociaux entre les sexes »ne s'enferment pas dans des grandes catégories sociologiques.Il est plus judicieux de s’intéresser aux codes de micro groupes , ce que les microcosmes d « experts » arrivent peu à saisir. Les écrivains et les poètes cernent mieux ces réalités là. Pour ce qui concerne le groupe dépeint par FP, je maintiens, pour ce que j'en ai compris,mon analyse. Je connais d'autres groupes où les codes donnent la domination aux femmes. Il faut beaucoup gratter pour dégager la réalité,des discours,du vécu apparent, des ambiguïtés,des fantasmes et des années d'histoire. Si je devais me fier à un « sachant » , je choisirais un physicien,spécialiste des milieux instables. L'instabilité gravitationnelle en milieu inhomogène, l'instabilité de Jeans, en masse, longueur et ses effets d'effondrement pourrait fournir un modèle impertinent. Vous avez raison sur un point, je suis doté d'un cerveau archaïque, reptilien. Avec la sénescence ,il est de plus en plus confondant. Je reconnais être paresseux comme une couleuvre et apprécier les boas et autres trucs en plumes. Patrick Verroust

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  5. @Verroust : que vous commentiez en caméra subjective, ça n'est pas grave, c'est un plaisir de lecteur que de choisir cette "focale". Que vous prétendiez à l'analyse par ce biais, c'est tout de même beaucoup exagérer.Quant à mes promenades, vous ne connaissez pas mes lieux de fréquentation. Ceci dit, si vous choisissez un physicien pour éclairer votre lanterne sur les comportements des mâles et des femelles en micro-groupes (je suppose que c'est de l'humour Verrousien), je m'abstiens de discuter avec vous, vos paradigmes sont en effet bien éloignés des miens.

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  6. Patrick Verroust :ADS :Vous pouvez remplacer « analyse » par point de vue, plus modeste. Je crois que ce blog n'est pas le lieu d'attaques « ad nominem » mais on pourrait discuter du fond du billet , de la compréhension qu'on en a. « Caméra subjective » dîtes vous ?... Hum merci, c'est exagéré, je crois. Vous avez, vous, un vrai talent d'écriture subjective. Il donne à vos écrits, énergie et puissance. Je serais curieux de savoir comment vous arrivez à être,aussi, impliquée et en même temps, dotée d'une palette assez large pour échapper à un catalogage. Dans votre champ artistique, vous me semblez agir en baroudeuse, grand reporter.

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  7. @Verroust : "point de vue" me convient tout à fait. Et il ne s'agit pas d'attaque, je ne suis pas belliqueuse, non, simplement je discute. (mon premier com' a disparu on dirait ?)

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  8. Là, je commente pas. J'écoute. :0)

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  9. @Moons. Un tout petit pas.@patrick Verroust. Je ne suis pas sûr que "la quête de maman" soit un caprice. Je pense même le contraire pour ce personnage.@Brigitte. Oh, merci, ça me fait très plaisir ce que vous dites là.@AdS. On dirait bien que deux com's ont disparu. J'y suis pour rien. Blogger sans doute.@Verroust et AdS. Ping et pong.@Sophie K. :)

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  10. (Francesco : Mais je crois quand même que Georges va l'échapper belle en laissant le toutim, mère et fille, à Ronald. Parfois, les coups de bol ressemblent à des coups de marteau.) :D

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  11. Patrick Verroust:FP: - « caprice » n'est pas approprié. Tactique serait plus juste. La recherche de la maman est un coup tactique de la môme dans sa stratégie d'élimination du Georges.C'est du moins ce que j'ai compris. - Brigitte a raison. En outre, concentrer une telle histoire dans un texte si court n'est pas une mince mérite.ADS:Nous pouvons discuter sur votre blog. En outre, j'ai une adresse mail: patrick.verroust@orange.fr

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  12. Tout pareil que "BVB".. je veux feuilleter, non lire, me régaler, vous m'avez embarquée (désolée !)totalement.

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  13. j'aime beaucoup la scène de fin, elle est "picturale", et le personnage de Georges

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  14. Je trouve très intéressante l'indétermination dans laquelle on reste quant à l'attitude du personnage de Marielle et quant à la relation qu'entretiennent Marielle et Georges. On fait des hypothèses, aussitôt contredites. Par exemple, à la première injonction de Marielle , “Viens, faut qu’on aille chercher maman !”, j'imaginais qu'elle s'adressait à son frère et je pouvais garder cette option pendant tout le premier tiers du texte. Puis rupture avec la question : “Où elle est ta maman ?”, qui est une question qu'on pose à une petite fille ; mais la petite fille est grande, elle ne vit pas avec sa maman : “Chez elle... J’ vais la chercher.”Autre déstabilisation (elles viennent en cascade) : “Pourquoi tu la cherches ?” (et non pas "Pourquoi tu vas la chercher").Et là, avec ce verbe "chercher", on est dans un nœud - gordien ? :) - : elle cherche qui, la Marielle ? Georges ? (cf lecture de Patrick Verroust)...Et cette 'maman' qui n'est jamais où on l'attend...Bref, je parlerai presque pour ce texte "Chercher maman", de "Principe d'incertitude" (celui-là même qui fut énoncé en 1927 par Heisenberg, au début de la mécanique quantique) et qui dit que "pour une particule massive donnée, on ne peut pas connaître simultanément sa position et sa vitesse." C'est tout à fait le sentiment que j'ai avec Marielle, et avec Marielle et Georges :)

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  15. @Sophie. Je crois qu'on n'échappe pas à ce qu'on est. :)@patrick Verroust. Là, je ne suis pas d'accord avec vous. Vous voyez de la stratégie là où il y a de la vie.@Frederique. Si vous êtes "emballée" rien ne peut me faire plus plaisir.@Gilles. Merci.@Michèle. Vous me rappelez que j'ai lu y a belle lurette "la nature dans la physique contemporaine", du même Heisenberg, un titre chez idées/gallimard... A part ça, vous avez un joli cup de bistouri. :)

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  16. Dimanche je suis allé voir maman, avec mon frère André. On est pas trop de deux pour l'extirper de son mutisme. Et pour soigner nos plaies d'après.Mais je retrouve ici des airs de "ma ptite maman" quand elle est bien ! Et... ça me fait plaisir.Accepteriez-vous de devenir le troisième maillon de ma chaîne de liens ? Je ne me risque pas en poésie, n'ai pas le don pour ça. Mais j'écriveronne bien volontiers...

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