vendredi 29 juillet 2011

Le hérisson


De la pointe de son soulier droit, Paul fit rouler le hérisson qui avait gonflé. Le cadavre bascula sur le dos et s’immobilisa. On voyait parfaitement les petites pattes griffues et raides, le museau scellé et la large blessure du ventre envahie par la vermine. La veille, il avait aperçu le hérisson trottant sous la haie informe du fond du jardin. Ça faisait une semaine que Paul avait remarqué la présence de l’animal. Et depuis, il guettait ses sorties prudentes, quand la lumière déclinait et que la chaleur devenait plus supportable. Un matin, il avait posé sur son chemin une vieille assiette creuse remplie d’eau. Le soir, l’assiette était presque vide mais Paul était incapable de dire si le hérisson avait bu ou non. Il rôdait une kyrielle de chats errants et d’animaux furtifs sans doute assoiffés.
Dans l’herbe haute, un caillou attira son regard. Il était tout en angles et en facettes, rose, orange, veiné, taché de blanc. Sur certaines arêtes, un éclat acéré, presque métallique, brillait. Entre les brins d’herbe, les fourmis s’affolaient. Une saison à fourmis et à insectes, à bestioles de toutes sortes. Il pleuvait, il faisait chaud, et toute la végétation profitait de ce temps-là, proliférait, poussait ses branches et ses feuilles dans une gesticulation insensée. Paul soupira. L’air humide empoissait ses bras.
“Faut tondre la pelouse... elle pousse comme la lèpre...” 
Le ciel était encore encombré de nuages immobiles. Il allait pleuvoir d’un moment à l’autre, d’une heure à l’autre. La journée ne s’achèverait pas sans une goutte d’eau. La mécanique était enclenchée : pluie, chaleur, pluie, chaleur...
“Faut l’enterrer sinon ça va puer la mort...”
Il regarda le hérisson encore une fois. On ne pouvait pas laisser ce cadavre traîner là, et attirer mouches et charognards.
Cela ne lui prendrait que quelques petites minutes : trois coups de bêche, et le trou serait assez profond pour le petit cadavre. Bien assez profond pour échapper au flair des animaux. Il avait juste le temps avant le dîner.
Comme il se dirigeait vers la remise pour prendre la bêche, Fanny l’appela pour manger.

Fanny avait des doigts d’or pour la cuisine. Elle avait des doigts d’or pour tout ce qui concernait le travail domestique. D’un bout de tissu elle faisait une chemise, une nappe, une robe. “Elle a des doigts d’or.” pensa Paul en la regardant servir le veau mijoté. Ses bras étaient un peu lourds “Mais pas trop”, se dit-il. Il remarqua la légère acidité de sa transpiration. Elle avait eu chaud en cuisinant.
“Tu me diras si c’est bon ? Ne me raconte pas d’histoire pour me faire plaisir. C’est la première fois que je cuisine le veau de cette façon. Si ça ne te plaît pas, dis-le-moi. Je n’en referai plus. Promis ?”
“Promis...” dit-il en enfournant un bout de viande piqué au bout de sa fourchette. Il mastiqua lentement, les paupières mi-closes. Quand il eut avalé, il marmonna : “Délicieux.” Fanny eut un sourire pareil à une blessure.

“Merde ! Je vais pas le retrouver...” Paul avait oublié d’ensevelir le cadavre du hérisson. Il s’en était souvenu alors que la nuit avait occupé tout l’espace. Alors il s’était précipité : avait dégoté sa petite lampe de poche, celle qui fonctionnait une fois sur deux et qui n’éclairait presque pas ; il avait ramassé la bêche dans la remise, et il s’était mis à la recherche du hérisson mort.
Dans l’obscurité, le jardin avait des dimensions mouvantes et incertaines. La pelouse ressemblait à une mare d’eau froide.
Paul se rappelait exactement l’endroit où gisait le cadavre. Bien sûr qu’il se le rappelait— pas loin du buisson, à trois pas du groseillier, à une enjambée du bouleau qu’il faudrait bientôt étêter. La lumière de la lampe de poche tressautait sur l’herbe. Paul s’avança jusqu’à l’endroit supposé. Le cadavre était encore là. Il allait l’enterrer sur place. Serrant la lampe de poche entre ses dents, il commença de creuser. La bêche s’enfonça aisément, le sol était détrempé. En trois coups, Paul obtint un trou suffisant pour le hérisson. Il le posa au fond puis le recouvrit avec la terre entassée sur le côté. Puis il dama la terre avec le plat de la bêche, et à chaque coup asséné, il sentit le tremblement de la bêche passer du manche à son bras, puis du bras jusque dans sa poitrine.
Quand il eut terminé, il était en nage. “J’ suis dans un sale état pour un trou de rien du tout. J’ vais attraper la crève...” Mais au lieu de rentrer, il demeura sans bouger, ses mains croisées sur le bout du manche de la bêche, la lampe de poche toujours entre ses dents.

13 commentaires:

  1. Quelle merveille. On pourrait faire une liste de choses très belles au monde. Ce texte en fait partie...

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  2. C'est bien ce que je disais, Michèle, de l'humour !!!Vous êtes une comique donc ?

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  3. @ Vinosse :Je vais répondre sérieusement, Vinosse, au cas où cela vous intéresserait : la beauté dont je parle pour ce texte, est un surcroît ; c'est l'effet ressenti par la lectrice que je suis. Le travail d'écriture, c'est autre chose. Ce n'est sûrement pas fait pour produire du beau.Mais il se trouve que la capacité de ce texte à produire des sensations, tactiles et visuelles, procure une belle émotion, le sentiment d'une belle justesse, et ressort à ce que j'appelle la beauté.Sinon, être une comique, cela ne me déplairait pas. Car il y faut un réel talent. :)

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  4. Ce texte est très déroutant - pour moi. Sans doute, ce non-événement, cet infime bout de vie, est magique. Le prendre tel que. (Mais je soupçonne toujours un certain sadisme chez l'écrivain... qui consiste à priver le lecteur habitué de ce à quoi il croit s'attendre... :))

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  5. Nom de dieu ! Voilà le genre de texte qui en dit long, très long, sur Paul, sur Fanny, sur ce qui existe entre eux. L'air de pas y toucher. C'est ça, l'air de pas y toucher. Tout ça en creux, grâce à ces sensations que vous évoquez, Michelle.

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  6. Beau et particulièrement : "Fanny eut un sourire pareil à une blessure."

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  7. Il y a bien sûr (d'abord, ou aussi, ou pas forcément de corrélation à cause du plan esthétique, mais le mot quand même), la blessure par quoi le hérisson est passé à trépas. On ne sait rien du prédateur, comme on ne savait rien de la vie du hérisson dans le jardin (assiette bue par qui). Quelque chose rôde dont on ne sait (et ne saura) rien.Le hérisson pour parler d'autre chose... mais je n'insiste pas sur ce que Gilles a déjà dit, bien mieux que je ne saurais...

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  8. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  9. Le hérisson » est une véritable petite nouvelle avec des ramifications, des événements étrangers les uns aux autres mais réunis par un narrateur qui se les approprie.Les faits sont présentés sans explication ; des pistes sont indiquées au lecteur. Le narrateur est confronté au cadavre d'un hérissondont il avait remarqué les déambulations dans le jardin et qu'il avait pris en sympathie. La cause de cette mort est,comme dans la vie, un mystère. La bestiole a des prédateurs naturels,mais il y a cette pierre aux arêtes aiguës qui fait dériver la pensée de l'homme et la nôtre. Le cadavre au ventre béant, sa description, a installé une ambiance glauque. Elle s'accentue avec la description du temps, pluvieux ,chaud. La nature explose, en même temps qu'une putréfaction, une décomposition s'installe. Le monde dégouline. Paul, mu par un souci hygiénique mais aussi par la sympathie qu'il avait pour la bête morte se prépare à l'enfouir quand Fanny l’appelle pour diner. Il y a un moment de répit dans la lourdeur du temps. L'attention mutuelle que se porte le couple apporte un moment de détente même si le regard de l'homme jauge la femme, son corps « ses bras étaient un peu lourds » celle ci est soumise à l'homme via les taches ménagères . Son homme lui reconnaît un caractère utilitaire, précieux. Il déguste le repas, «  mastique lentement les paupières mi closes », « un délicieux » ponctue son appréciation. La femme a un soutire « pareil a une blessure » qui en dit long sur ses attentes, ses angoisses, sur les rapports du couple.« Merde, le hérisson... » l'histoire retourne à son début. L'homme refait le parcours en sens inverse. Il avait découvert le cadavre avant de prendre conscience de l'état du jardin. Là, il voit l'état des lieux avant de retrouver la charogne.Il l'enfouit, cela l'épuise,il reste là ,immobile , les mains croisées sur le « bout du manche de la bêche ».L'écriture de Francisco Pittau,précise,directive,sait ménager des béances, créer des tensions, charger les actes, anodins, du quotidien, de significations lourdes, secrètes. Ce n'est pas une écriture du bonheur mais une écriture où la vie est en suspension, en survie, où , à chaque instant , un événement banal peut révéler une blessure vive, une tension. Les personnages sont confrontés à leur destin, à la roulette de la vie. Ils sont tendus comme des joueurs qui espèrent détenir la martingale qui leurs permettra de rafler la mise. Ils savent qu'ils tomberont « orphelins »...éternel banco ! L'effort d'écriture s'appuie sur une philosophie de vie et une quête poétique.

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  10. La fin est un peu "hérissonne" : [Quand il eut terminé (...) toujours entre ses dents.] : Elle me hérisse le poil. :)

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  11. Dernière chose, et puis je laisse le hérisson tranquille, j'aime beaucoup l'incipit : "De la pointe de son soulier droit, Paul fit rouler le hérisson qui avait gonflé."

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  12. C'est délicieux et effrayant à la fois, c'est tendre et féroce, je salue ton talent Francesco. Cela me rappelle un certain Dino Buzzati.

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  13. @Michèle. Euh, ben...@Vinosse. Une p'tite blague ?@Michèle. Chercher la beauté, vous avez raison, sûrement pas. Mais le surcroît... :)@Depluloin. Sadisme ? J' suis douillet de corps et d'esprit.@Gilles. Merci.@Ch. Sanchez. :)@patrick Verroust. "supprimé par l'auteur"@patrick Verroust. "L'effort d'écriture..." @Michèle. Le poil hérissé ? :)@Dominique. Le chaud et le froid ? :) Merci.

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