mercredi 10 août 2011

Dernière station


Eric avait baissé la vitre de la voiture et se laissa enivrer par l’air nocturne qui pénétra en lui comme un gant froid. Une vague vive emplit l’habitacle, effaçant d’un coup la moiteur qui y régnait. Il se tortilla, se redressa, se cala dans son siège et s’efforça de respirer avec toute la profondeur de ses poumons. Il roulait depuis des heures... il avait traversé des plaines lisses et monotones ; des vallées ravagées par le soleil et à présent il s’enfonçait dans un vaste paysage de forêts endormies. 
L’autoroute déserte paraissait immobile dans la trouée fixe des phares. Il se frotta les paupières d’une paume lasse et rapide, essaya de se désengourdir en faisant quelques mouvements étriqués, mais il continua de se sentir raide comme du bois mort. 
“Putain d’autoroute...” 
Il eut un pincement aigu à l’estomac en se rappelant la bretelle de sortie qu’il avait croisée, 500 kilomètres auparavant— une sortie minuscule qui courait se fondre dans un bourg ensoleillé... Il y avait eu d’autres bretelles de sortie mais celle-là l’obsédait.
L’air froid était devenu glacial. Il remonta la vitre et se retrouva dans sa coquille à peine égratignée par le monde extérieur. Des voix tentaient de s’agripper à la carrosserie, glissaient sur toute la longueur puis lâchaient prise avec une espèce de crissement exaspéré.  
Là-bas, par-dessus les cimes, il aperçut une lumière diffuse et bleuâtre. Au fur et à mesure qu’il s’en approchait, du rouge et du jaune vinrent s’ajouter. Une station-service. Il allait pouvoir faire le plein, boire quelque chose...

Huit pompes à essence étaient alignées sous une sorte de gigantesque marquise blanche en forme d’aile d’oiseau. Il s’arrêta à hauteur de la pompe 6, descendit de voiture et fit le plein. Ensuite, il remonta dans son véhicule et démarra pour aller se garer devant le bâtiment vitré qui s’étalait en face des pompes. Une enseigne bleue et rouge brûlait sur le toit plat.
Quelques énormes camions étaient pétrifiés sur le parking un peu plus loin, et deux petites voitures engluées dans l’obscurité et l’humidité. Au lieu de sortir de sa voiture, il resta de longues minutes sans bouger, les yeux mi-clos, la nuque abandonnée à l’appuie-tête. Lorsqu’il ouvrit les paupières, il vit qu’un homme avait collé son visage contre la vitre du bâtiment et le regardait d’un air perplexe.
“Il doit penser que j’essaie de resquiller...”

L’homme, vêtu d’un polo rayé jaune et noir, se tenait derrière la caisse. D’une voix étouffée, il annonça la somme due pour l’essence. Sans lever les yeux, il happa les billets d’une main preste, fit tinter la caisse et jeta la monnaie sur le banc. Eric fit comme s’il n’avait rien remarqué de l’hostilité larvée, et il s’éloigna vers les toilettes. Le local était humide et frais, avec une odeur qui emportait le nez et la gorge. Il pissa rapidement, en retenant son souffle.

Trois types épais et massifs traînaient près des machines à café, ainsi qu’une jeune femme mince serrant contre sa poitrine un bébé qui dormait. Elle marchait de gauche et de droite tout en marmonnant. Comme il allait glisser une pièce dans la fente de la machine, la jeune femme s’approcha et, fixant un point par-delà son épaule, elle dit : “Il a mal...” Sa voix était terne. “Il a très mal. Il s’est endormi mais il a très mal. Il faut le soigner. Mon mari dort dans la voiture. Il n’en peut plus. J’attends qu’il se réveille. Lui, il dit que son fils n’a rien.” Le bébé, renfrogné, la peau comme frottée, tétait un sein invisible de ses lèvres avides. 
Eric ne savait que répondre. Il la regarda, recula d’un pas en lâchant un “ah”. Elle avança d’un pas et dit de sa voix qui semblait s’effilocher : “Je peux venir avec vous ? Vous me déposerez à la première sortie... Puis je me débrouillerai pour trouver un hôpital, n’importe qui capable de sauver mon bébé...”
Il recula encore ; elle n’eut aucun mouvement dans sa direction. Alors il lui tourna le dos.
Dans les grands réfrigérateurs du fond, il prit deux sandwichs au fromage emballés dans de la cellophane, et une grande bouteille de jus d’orange. En se rendant à la caisse, il vit que la jeune n’était plus là, et qu’il ne restait qu’un seul type près des machines à café.
Il paya ses achats et sortit les bras encombrés.
L’air s’enroula autour de son cou instantanément. 
“Monsieur...”
Eric reconnut la voix de la jeune femme. Elle se tenait à deux mètres sur sa gauche, à moitié éclairée par les lampes du bâtiment, le bébé toujours dans ses bras, le pressant encore plus fort contre elle pour le préserver de la fraîcheur. Sans lui adresser la parole, Eric se dirigea vers sa voiture. Il entendit les pas de la jeune femme claquer derrière lui sur un rythme court et nerveux.
Il ouvrit la portière arrière de sa voiture. La jeune femme s’installa sans un mot. 

Eric n’avait plus sommeil. La voiture était parcourue par une vibration paisible. Il regarda dans le rétroviseur et vit la jeune femme endormie à l’arrière, la tête appuyée à la vitre, légèrement inclinée, la bouche entrouverte, le bébé à moitié reposant sur ses genoux.
Plus tôt, ils avaient mangé chacun un sandwich, puis ils avaient bu le jus d’orange au goulot de la bouteille. Elle l’avait remercié d’un murmure, lui avait souri avant de dire en ayant un regard attendri vers son bébé : “Je le savais.”

25 commentaires:

  1. Une rencontre à l'américaine. C'est tout à fait agréable de lire une fin paisible, presqu'heureuse. Cela montre que vous avez plus d'une corde à votre arc, si tant est qu'on en ait douté.

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  2. "Une rencontre à l'américaine"... Oui, quelque chose de cinématographique mais plutôt à la française : il ne se passe rien! (Viol, meurtre, lort du bébé, explosion de la station d'essence...)

    En revanche quel style!

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  3. « Dernière station » , une « road story » se déroule dans l'infini d'un long ruban d 'asphalte. Eric, le conducteur s'efforce de rester concentré. Il a atteint le degré de fatigue où la réalité devient fantasmatique voire fantasmagorique L’atmosphère, l'environnement, deviennent étrange, le temps s'étire , les paysages défilent comme un film au ralenti . L'homme lui, a la sensation d'être immobile.Il lutte dans un univers qui lui apparaît hostile,sans fin. « Putain d'autoroute » , des obsessions l'envahissent, « Il y avait eu d'autres bretelles...mais celle là l'obsédait » « Des voix s’agrippaient à la carrosserie »...Enfin,arrive une aire d'autoroute pour repos, plus ou moins factice,exécution de gestes rituels, faire le plein, payer, aller aux toilettes, prendre une boisson.L'ambiance est gluante d'odeurs fortes, d'hostilité larvée. Une jeune femme l'interpelle, son bébé est malade, son mari, (alter ego d'Eric?) dort dans la voiture, refuse de l'emmener se faire soigner. Eric refuse le contact, recule, achète quelques nourritures et boissons, sort pour reprendre la route. Dehors, l'air glacial le happe, la femme l'interpelle d'un seul mot « Monsieur » 'qui signifie qu'ils sont bien étrangers l'un à l'autre) le suit.Sans un mot, il ouvre la portière arrière de sa voiture, laisse monter la mère à l'enfant. L'atmosphère bascule, « Eric n'a plus sommeil ».La voiture  roule « parcourue par une vibration paisible ». La femme dort, paisible comme le bébé. Ils ont partagé les sandwichs et la boisson. La femme l'a remercié d'un sourire et d'un « Je le savais ! » murmuré.
    Ce « Je le savais » signe le voyage dans lequel Francesco Pittau, nous, embarque. Il est énigmatique et claque comme un guichet qui se ferme. Le lecteur peut imaginer ce qu'il veut. C'est fini pour aujourd'hui...Circulez, il n'y a rien à voir ! Ainsi va la vie, en ses étrangetés, ainsi Pittau déroute.Il déroule des tronçons d'histoires, âpres, rugueuses, vitales , chargée d'une humanité,fauve, où la tendresse est toujours un peu bestiale à moins que ce ne soit l'inverse.Ici, le conducteur, ours solitaire, embarque deux chatons à l'abandon. La mère s'abandonne au sommeil, quiète, confiante en son instinct.

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  4. Sympa... J'aime bien. Pas mal de personnages pour une nouvellette, mais la description est bien et ça se supporte...
    J'ai pris du plaisir à lire.
    Bye

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  5. @FM. A l'américaine... euh, j'y avais pas pensé. Et pour la fin presque heureuse, j'y suis pour rien. :)
    @Depluloin. Si on m'avait donné un budget plus important, j'aurais cramé la station-service, cassé trois bagnoles et couché un camion. Mais bon... j'ai fait avec les moyens du bord.
    @patrick Verroust. Si je vous déroute un peu, c'est déjà ça. :)
    @anonyme. Vous connaissez les miniatures du moyen âge ? A part ça, si ça se supporte, c'est pas mal. A plus.

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  6. J'ai préféré la version de Patrick; est-ce grave, docteur ? (Michèle Tibet Vlan)

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  7. @Anonyme(MTV). Euh, oui, et alors ?... :)

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  8. Michèle Pambrun10 août 2011 à 22:29

    Ainsi, il a pris deux sandwichs au fromage... :)

    C'est très beau. Vous êtes très fort. On a des images plein la tête.

    Merci.

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  9. Ceci dit on peut très bien manger deux sandwichs au fromage, après un au jambon.
    Allez un au jambon et un au fromage, moi je prends ça.
    Mais attention le bon jambon de pays des Pyrénées françaises (espagnoles peut-être aussi, jamais goûté leur jambon) ; pas le jambon blanc, au torchon, des parisiens ! :)

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  10. @Michèle P. Deux sandwichs... :) Merci.
    Pas le jambon blanc, non. :(

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  11. Vous me redonnez l'envie d'écrire ! (La vache, j'ai vouvoyé le Pittau !)

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  12. "Vous me redonnez l'envie d'écrire"

    Hon, le sentiment de pouvoir mieux faire ???

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  13. Vinosse, tu es traumatisé par les bulletins scolaires et leurs "appréciations" à la c.. :)

    On peut pas faire mieux que Pittau. On peut faire différemment.

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  14. J'suis pas tromatisé parsse que j'é pas connu ...
    Merci d'avoir répondu à côté ...

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  15. En fait, c'est celle qui dit qui est ; c'est moi qui dois être traumatisée par les "peux mieux faire" que je me suis dits dans ma vie :)

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  16. @Nicolas Bleusher. Si je donne envie d'écrire, c'est toujours ça de gagné. Tant mieux. :)
    @Vinosse. "pouvoir mieux faire" ? Oh ben pourquoi pas... y a pas de raison...
    @Michèle. Vinosse traumatisé ? :) Et vous, traumatisée ? Décidément, l'école n'a pas que du bon... :D

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  17. Vous excellez, au volant... et dans les "nouvelles". J'aimerai glisser votre feuillet dans ma poche quand je suis au volant, sachant qu'au prochain arrêt, j'aurais Pittau pour me détendre, engouffrer les 500 kms et quelques jusqu'à la rencontre, si celle-ci se présente, fatalement elle se présentera. On ne voyage pas sans rencontre.

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  18. Il est fort, ce Pittau. J'me suis dit : qu'est ce qu'il va lui arriver de dramatique, à ce pauvre Éric qu'est pas sorti à la bonne bretelle ? Eh ben paf, une gonzesse et un minot bizarres, ça pourrait être angoissant alors que c'est tout doux...
    Bien joué, et fort bien écrit.
    Et déroutant, donc, pour un road-movie. (Patrick ne l'a pas dit ? ;0)

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  19. Ah si, Patrick l'a dit, hahahaha !

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  20. @Frederique. Oups, merci. Voyager sans rencontre, vous le savez que c'est impossible. D'ailleurs, c'est le seul et véritable motif du voyage, non ?
    @SophieK. Il est fort... c'est vite dit. Même si ça fait plaisir. :) Verroust dit tout... :D

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  21. C'est sûr que sans Verroust tout un pan de la littérature moderne, passerait inaperçu ...

    Comme une lettre sans cachet au bureau d'poste de la Bastille !!!

    Verroust Peau d'Chien !!!
    Y'en a qu'aiment bien ...

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  22. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  23. Sophie:
    Sur les autoroutes Pittau' esques, sur les aires où le Francesco fait errer de pauvres hères, nous parlons d'une même voi(e)x!

    Francesco:hum ! Merci :)
    Vinosse: Tu as le mérite d'être fidèle à toi même , tu n'arrives pas à échapper à ton image, tu finis par te sculpter un personnage d'aboyeur qui nuit plus à tes desseins qu'elle ne les sert.Tu passes à côté des signes qui te sont faits . Il y en a qui pourraient être agréables ! Si tu préfères t'enfermer dans une posture de sauvage mal luné, c'est ton affaire, mais cela sent l'impasse. « Y en a qu'aiment bien », j'ose l'espérer. Ils sont,au moins,tolérants ! Ceci dit , tu es libre de ne pas l'être, à tort ou à raison . La liberté d'opinion ne se mégote pas.

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  24. Ouf ! Un peu d'humanité à la fin de ce tableau figé façon Hopper.

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