mercredi 9 novembre 2011

Par les couloirs

Sarah portait son bras gauche comme une aile malade. Elle se l’était cogné en passant la porte vitrée peinte en blanc jusqu’à mi-hauteur. La douleur, brutale, vive et passagère avait engourdi son bras et, depuis, elle le tenait recroquevillé. Elle avait à peine gémi pourtant. Ce n’était pas le moment de jouer au bébé.
Une sorte de gémissement étouffé avait éclos au fond de sa gorge mais sous le regard de sa mère il s’était rabougri d’un seul coup, et transformé en grimace. La mère n’avait rien vu ; la mère ne voyait rien, la mère ne pouvait rien voir, obnubilée par sa destination, braquée vers son but ; le menton légèrement tendu vers l’avant, les lèvres amincies par l’effort, elle semblait haler un poids mort sur ses pas.
“Il faut suivre la ligne bleue” murmura-t-elle comme si elle craignait de l’oublier.
Sarah sursauta au son de cette voix qu’elle n’avait pas reconnue. Une voix qui s’épuisait dès qu’elle venait au jour. Une voix qui paraissait retomber sur ses lèvres en petits lambeaux.
“Ne traîne pas, Sarah, papa nous attend...”
Sarah ne pensait plus du tout à son bras, elle ne pensait qu’à cette ligne bleue qu’il fallait suivre absolument comme l’avait recommandé la jeune femme rousse de l’Accueil, dans un sourire de dents très blanches : “Gardez bien la ligne bleue à l’œil et vous ne vous perdrez pas dans ce labyrinthe.”
Sarah avait mâchonné le mot “labyrinthe” dans l’ascenseur qui descendait, puis elle l’avait écarté de son esprit afin de ne pas être distraite : “Papa attend... Suivre la ligne bleue...”
Des couloirs, des portes qui s’ouvraient et se refermaient sans bruit, des hommes et des femmes vêtus de blanc ou de bleu pâle, parfois de vert, et qui marchaient sur des semelles muettes. Pas comme celles des chaussures de sa mère, qui clac-clac-clac-claquaient trop fort entre les murs silencieux. Sarah clignait des yeux à chaque “clac” qui se fichait comme une épingle dans son bas-ventre.
La ligne bleue filait droit, s’estompait par endroits, réapparaissait plus loin, après deux ou trois enjambées, s’effilait, s’épaississait, partait en morceaux avant de reprendre sa forme initiale. Et puis, elle s’arrêta brusquement.
La mère, qui serrait dans son poing une petite balle rouge qu’elle venait de sortir de son sac à main dont la sangle faisait un trait sombre sur son épaule, dit dans un souffle à peine audible : “La ligne...”, avant de rester pétrifiée devant la ligne interrompue à ses pieds. Elle se pencha pour vérifier qu’elle ne se trompait pas ; se redressa ; eut un bref regard vers Sarah puis elle laissa échapper un soupir.
Le couloir se poursuivait encore quelques mètres, puis il s’écartelait en croix.
Sarah se tortilla. “Pipi...” se dit-elle tandis que sa mère s’avançait jusqu’au croisement d’un pas stupéfait.
Elle regarda à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, puis encore à droite, puis elle regarda devant elle ; ses cheveux masquaient un peu son visage. Elle revint vers Sarah.
“Il n’y a plus de ligne...”
A ces mots, Sarah bloqua sa respiration pendant quelques secondes. Elle reprit une goulée d’air seulement lorsqu’elle sentit une bouffée chaude envahir son crâne et picoter la racine de ses cheveux.
“Viens...” dit sa mère “on va finir par trouver quelqu’un pour nous aider...”

Elles s’engagèrent dans le couloir de gauche. De larges portes à battants ponctuaient leur marche. On devinait des présences dans des lumières blanches ; parfois, dans une sorte de hublot, on apercevait un lit, un visage endormi, une silhouette immobile. Les pas de la mère clac-clac-clac-claquaient encore plus clairement sur le revêtement. Sarah avançait à pas serrés.
Sa mère avait recommencé à triturer la petite balle rouge et, de temps en temps, elle ralentissait son allure pour permettre à Sarah de la suivre. Mais Sarah marchait de plus en plus lentement. La douleur à son bras s’était réveillée.
“Allez, ne traîne pas... papa nous attend...”
Sarah eut un sourire qui tremblait, et comme elle élargissait sa foulée, elle sentit une coulée tiède glisser rapidement sur sa jambe droite.

13 commentaires:

  1. comme d'habitude, un texte riche qui ne s'épuise pas à la première lecture (ah, la coulée tiède...)
    très bon, j'aime beaucoup quand vous mettez "en scène" des enfants dans vos nouvelles...

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  2. C'est un trés beau texte Francesco, de la même famille que celui qui s'appelait "Les fourmis". On sent littéralement l'hôpital et ce : " qui clac-clac-clac-claquait" est une belle trouvaille.

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  3. L'écriture n'est pas dans l'anecdote mais dans ce que le circonstanciel laisse de traces sur la peau de l'homme...

    "Sarah portait son bras gauche comme une aile malade" : moi, depuis mercredi, c'est le droit (fracture de la tête humérale :( !

    On marche sur cette ligne bleue, équilibristes, notre vie sur le fil...
    On marche dans le film...vos textes toujours cinématographiques...

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  4. L'errance de cette gamine, petit pélican blessé qui essaie de ne pas jouer au bébé, halée par une mère impuissante à s’occuper d' elle, rivée qu'elle est à « la ligne bleue » qui mène à « papa », ligne bleue qui va s'interrompre comme peut s'interrompre une ligne de vie, confronte au monde déshumanisé des lieux hospitaliers. L'angoisse, la solitude, l'absence de communication suintent de ligne en ligne. Ces couloirs labyrinthiques sont des sas de l'enfer où chacun,étranger dans ce monde étrange, tente de retrouver les siens perdus dans cette machinerie, garage ou casse pour déglingues,physiques, morales, entre vie et mort où la banalité de l'existence quotidienne ne suffit pas à exorciser les drames et l'anonymat. La gamine porte les poids de ces détresses, les siennes ,celles de sa mère, la perception d'être en trop en ce lieu, avec ses codes pour initiés,signifiée par le clac, clac des talons maternels. Une succession d'images fortes , des trames croisées d'impressions créent une écriture visuelle et sonore, un plan cinématographique. Michèle l'a bien vu. Cette écriture subjective interpelle le lecteur , l'aspire, le projette à la place des personnages. Dans ce texte, le processus d'identification est si bien construit que les personnages s'effacent, presque.Le lecteur devient sujet. Il est amené à lire et relire pour comprendre ce qui pourrait lui arriver de misères physiologiques et psychiques....Bon, elle est passée où, cette putain de ligne bleue ?

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  5. L'écrivain, ce sadique. Par devoir, par métier. Exquise frustration. Cette balle rouge... (J'étais persuadé que la ligne bleue allait s'achever devant une fenêtre ouverte...)

    Superbe.

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  6. Superbe, oui.

    A la relecture, c'est terrible. On se prend tout, la protection partie en éclats.

    Vous excellez dans ces micro-fictions, Francesco.

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  7. Une nouvelle en bleu et rouge très réussie.

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  8. @muriele. Je dois dire que les enfants me plaisent beaucoup dans les nouvelles, pour des tas de raisons assez simples à comprendre.
    @FM. Merci... mais bon, j'ai pas fait exprès pour le clac-clac... :)
    @Michèle. Oui... l'anecdote parfois, puis d'autres fois pas du tout.
    @patrick Verroust. J'en sais rien... cette foutue ligne bleue a disparu, et c'est tout.
    @Depluloin. Une balle rouge, le bleu, la fenêtre ouverte... ça aurait pu... mais non...
    @Michèle. Merci...
    @Dominique Boudou. Ça me fait très plaisir que vous la trouviez réussie...

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  9. Magnifique. Et toujours d'une subtilité absolue...
    Tes ellipses sont d'une maîtrise qui me laisse admirative.

    @ Michèle : désolée d'apprendre ainsi votre fracture ! J'espère que vous allez vite vous remettre.

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  10. @ Sophie K. : Cette première phrase du texte de Francesco s'est fichée en moi. Elle est d'une justesse à couper le souffle. C'est ça la force de la langue, sous la plume de Pittau. :)

    Et merci de votre petit signe. Je deviens experte de la main gauche :)

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  11. @SophieK. Vous êtes trop bonne, Majesté... :)
    @Michèle. Comme Sophie, je vous souhaite de vous remettre au plus vite.

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  12. :0D Majesté de poussière, je suis, Maître Pittau. (Mais ça brille parfois un peu dans un rayon de soleil, quand même.)

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  13. Michèle : Vous êtes zen, je le savais. :)

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