lundi 18 juin 2012

Expédition nocturne

Le père arrêta la camionnette le long de la ligne de fils barbelés puis il marmonna à Gilou, qui se tenait raide sur son siège défoncé : “Pas de bruit, hein, et pas d’ cris. Sinon ils vont nous entendre… et là, pan ! Y z’ont des flingues et ils hésitent pas à s’en servir, ces connards…” (Il s’était engagé dans le sentier sans allumer les phares pour cette raison : ne pas se faire repérer. “Y a pas plus traître que des phares…”)
La nuit était d’un bleu sombre épais. En contrebas, on devinait une prairie où des formes vagues s’agitaient, et, encore plus bas, dans les ténèbres, les fenêtres d’une vaste maison rectangulaire tapie dans un amas de végétation.
Le père ouvrit la portière et descendit du véhicule. On entendit les griffes du fil barbelé sur la peinture mais il semblait s’en contre-foutre. La camionnette était ancienne, avec des trous de rouille dans la tôle rainurée du plancher et dans la carrosserie. Une infinité de griffes— une de plus, une de moins…
Gilou descendit à son tour et contourna la camionnette afin de se rapprocher de son père.
“Amène-toi… grouille…” Gilou obéit et pressa l’allure.
Indiquant la prairie, le père dit : “Faut faire vite et sans bavures. On y va.”
Il se baissa, saisit précautionneusement deux fils barbelés et les écarta pour permettre à Gilou de se glisser par l’ouverture. Ensuite, il se glissa aussi de l’autre côté.
Ils s’avancèrent dans l’herbe qui cinglait les mollets. Les chèvres se mirent à broncher, à remuer… on sentait l’inquiétude parcourir l’ensemble des bêtes. Le père pointa du doigt un chevreau isolé et dit à mi-voix, comme s’il succombait à une de ses crises d’asthme— de celles qui le laissaient sur le flanc, parfois : “On s’occupe de çui-là ! On va l’ choper facilement… Prends-le par la droite… quand y va s’ rabattre sur moi, j’ l’attrape ! Puis, pour le reste, j’ m’en occupe.” Et il tapota la poche de sa salopette qui contenait le couteau.
Gilou tremblait sur ses jambes maigres. Il ne faisait pas froid mais il frémissait de tout son corps. Dans la pénombre, il percevait la tache claire du chevreau. Plus loin, quelques chèvres s’étaient regroupées, des petits se serraient contre leur mère et un grand bouc se tenait à l’écart, immobile. Il poussa un bref bredouillis presque humain.
“Allez, file ! j’ vais par la gauche…”
Le père s’élança, courbé, en essayant de ne pas faire trop de bruit. Il semblait à peine fouler l’herbe détrempée par la nuit. Il était petit, sec comme un os, et toujours enveloppé dans une vieille salopette trop ample pour lui. Il retroussait les manches et les jambes pour ne pas avoir l’air d’un nain mal habillé, disait-il.
Gilou démarra aussi, mais d’une foulée hésitante. Il peinait à élargir sa course. Un frisson explosa soudain dans son ventre, une sorte de stupéfaction qui le cloua sur place durant une seconde avant de le propulser au cul de l’animal.
Le chevreau partit aussitôt dans la direction opposée…
“Merde, il va s’échapper !” s’exclama le père en piquant une pointe. Le chevreau zig-zaguait, un bond à gauche, un bond à droite, puis il s’arrêta, sembla regarder partout et nulle part de ses yeux dilatés.
“Saute-lui dessus !”
Et Gilou, malgré sa peur, se précipita sur le chevreau et parvint à le saisir à pleins bras par le cou juste comme il allait reprendre sa course. Le chevreau se mit à bredouiller et à gigoter dans tous les sens. Il était vivant, terriblement vivant contre Gilou. Fort et vivant. Comme une masse indomptable. “J’arrive pas à le retenir !” pensa-t-il.
Autour de lui, il percevait un monde informe, les silhouettes imprécises des autres bêtes… puis il sentit que le chevreau mollissait, et il entendit la voix de son père : “Les pattes arrière ! Prends les pattes arrière ! J’ vais l’ calmer, moi…”
Et il vit la poigne de son père agripper le chevreau par le cou. Il lâcha prise et réussit à attraper les pattes arrière. L’animal ruait déjà moins. Peu à peu, le père terrassait le chevreau, l’obligeait à céder sur ses pattes de devant. Les bêlements plaintifs faiblissaient.
Dans le lointain, une fenêtre s’éclaira nettement pendant quelques secondes puis elle retourna à l’obscurité.
“Tu le tiens bien ?”
“… oui…”
“Alors, j’y vais…”
Gilou détourna la tête et aperçut quelques chèvres qui s’étaient approchées et fixaient la scène de leurs yeux noirs élargis.
Un texte que Frédérique Martin a accueilli sur son blog, il y a quelques mois.

3 commentaires:

  1. Ma première perception demeure. Francisco nous fait assister à un rite initiatique de survie, rude et cruel . Dans ce monde là, les lois sont rudes, on n'a que ce qu'on attrape. La scène est empreinte d'une affection bourrue, la description est vive,tranchante mais emplie d'émotions. Par cet acte, le jeune garçon est adoubé homme par le père, il en ressent un frisson quasi sexuel....Il devient chasseur,attention , les proies.....

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  2. Le gamin n'est pas assez carré, le sort du cabri l'atterre :)

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  3. Encore un texte très bon et dégueulasse partie de chasse entre mecs, jusqu'au frisson dont fait mention P. V .. Retrousser ses manches, ça je vois, mais retrousser les jambes, alors là, je ne vois vraiment pas (mais ça n'a aucune importance)...

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