vendredi 1 juin 2012

Le fruit mûr

Elle s’était démaquillée, s’était déshabillée, avait enfilé sa chemise de nuit qui lui arrivait aux genoux et s’était allongée dans le lit en essayant de ne pas faire trop de bruit, sans presque soulever le drap et la couverture. Il dormait depuis des heures, d’un sommeil qui le terrassait dès que la lumière du jour baissait.
Il grogna, ébroua ses rêves et se cala de nouveau dans son sommeil. On aurait dit un rhinocéros affalé. Depuis des mois, il enflait avec une régularité têtue— chaque mois, deux kilos de plus. La graisse l’enrobait, le noyait doucement. Ses yeux commençaient à se perdre dans les bourrelets de son visage.
Elle se tourna vers le mur et l’obscurité pour ne plus le voir. Mais elle le voyait encore, elle voyait son visage, ses lèvres si minces, ses narines palpitantes, sa chair épaisse et compacte...
Le sommeil fuyait devant elle comme un lièvre apeuré. Une sorte de nausée envahit sa bouche, acide et âcre, si intense qu’elle dut faire un effort pour ne pas vomir. Quand cela fut passé un peu, elle se glissa hors des draps, posa à l’aveugle ses pieds dans ses mules bleu pâle et sortit de la chambre.
Le lourd canapé en cuir blanc du salon semblait vouloir repousser la nuit avec sa blancheur violente qui marquait l’œil jusqu’au fond de la rétine... Là, elle dormirait sûrement. Elle s’enfoncerait dans le sommeil comme dans une boue tiède.
Sous son poids, le cuir eut un léger gémissement, presque un soupir.
Elle ferma les paupières pour accueillir la nuit, le calme, l’apaisement et sa liquéfaction. Elle se voulait pareille à une flaque d’eau sale. Au fond, elle ne voulait pas dormir, juste se laisser couler, ruisseler sur le cuir blanc. Elle ouvrit grand ses yeux dilatés. Au plafond, des ombres s’allongeaient comme des traces d’incendie, de longues et minces estafilades qui allaient en s’estompant.
“Qu’est-ce que tu fiches là ?”
Il s’était réveillé, le rhinocéros, il s’était mis debout et il se tenait dans l’encadrement de la porte, une main appuyée sur l’embrasure, comme pour ne pas perdre l’équilibre. Ses cheveux gras tombaient sur son front. Une sorte de frémissement le secoua et il dit : “Me suis réveillé à cause d’un cauchemar. On me poursuivait dans des couloirs qui n’en finissaient plus.” Elle faillit éclater de rire en entendant cette phrase, mais elle se retint.
“J’ai vu que tu es réveillé...” dit-elle.
“J’ai soif. Je vais boire une bière...”
D’un pas en ciment armé, il traversa le salon. Quand elle fut certaine qu’il se versait la bière, elle se leva et alla s’enfermer dans la salle de bain. Elle s’assit sur le couvercle rabattu des toilettes, ôta ses mules et posa ses pieds sur le carrelage froid. Elle avait envie de pleurer. Pour s’en empêcher, elle porta le dos de sa main droite jusqu’à sa bouche et le mordit au point de laisser sur sa peau une empreinte parfaite de ses dents.
“Je ne suis pas une merde de femelle à la noix !” Une rage sombre et têtue s’était emparée d’elle : à coups réguliers, elle commença à se marteler le ventre, en poussant de petits cris, comme pour en modifier la forme.
Alerté par les gémissements, le rhinocéros était venu tapoter à la porte. Elle avait grogné : “Je suis occupée”, avant de se planter de nouveau le poing dans le ventre. Il avait paru rassuré mais il était revenu plus tard. Et de nouveau, il avait cogné contre le battant. Elle avait répondu qu’il lui foute la paix, qu’elle était “occupée”, qu’il pouvait se recoucher. Cette fois, il avait obéi. Ses pantoufles avaient chuinté jusqu’à la chambre, et elle avait repris son pilonnage pendant des minutes interminables.
Quand elle n’avait plus supporté la douleur et que son ventre était couleur de prune mûre, elle s’était arrêtée.
Elle avait pissé. Effrayée, elle avait vu du sang mêlé à l’urine. Elle avait tiré la chasse pour tenter de dissiper la terreur qui lui vrillait soudain la poitrine. Puis elle s’obligea à ne plus penser à rien.
Elle n’en pouvait plus de fatigue, de rancœur, de nausées. Elle s’assit sur le sol. Et elle attendit. En marmonnant une comptine qui parlait d’une souris verte.
Avec l’aube qui s’introduisait péniblement par le fenestron à la vitre opaque, elle finit par s’endormir, le corps sur le carrelage et la tête sur le tapis en sisal. Les cheveux comme éparpillés par le souffle d’une explosion ; un sourire mi-enfantin mi-brutal sur ses lèvres saisies par le sommeil.

18 commentaires:

  1. la fin peinture au ventre

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  2. On dirait mon couple.
    (Heureusement, je suis célibataire.)

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  3. Répulsion, révulsion,réclusion, auto-destruction....Tout dans ce texte est occlusion.La fermeture à l'autre, le dégoût qu'il procure, poussent à détruire toute trace de pénétration physique ou psychologique que ce soit par une mutilation volontaire ou en sombrant dans la folie....Le texte cogne,cogne,cogne

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    1. Y a de ça mais la fermeture à l'autre est surtout une fermeture à une personne précise... enfin, je crois... si le texte cogne, j'en sais trop rien, en fait... (un peu tout de même... :) )

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  4. Très très bon : pas un mot de trop
    vraiment, excellent texte j'ai adoré !

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    1. Merci... ça me fait très plaisir venant de votre part.

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  5. J'apprécie votre "Je crois". Je me demande, parfois, si une "personne précise" n'est pas que le paratonnerre que pourrait,aussi bien, être tout autre...quelques soient les raisons qui poussent à vomir sa vie, un tiers est "utile" pour recevoir les dégueulis. Entre le gâchis et l'harmonie, il y a si peu d'écart....

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  6. ça me donne envie de lire une suite....

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  7. Magnifique et poignant, cher Francesco.

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