jeudi 5 juillet 2012

Une attente infinie

— Oh, t’as vu ?
— Non, quoi ?
— La neige. Il neige. Je ne sais pas depuis quand. Y a dix minutes, il neigeait pas, je crois. Et là, on dirait qu’il a neigé pendant des semaines...
— Fallait s’y attendre. Ça menaçait depuis un moment. Ouais, tout est blanc. On voit plus rien
— Ça me fait peur tout ce blanc. Pire que du noir. Le noir, tu peux l’éclairer mais le blanc...
— Eclairer le blanc ?
— Rien, je dis rien. Ce qui me passe par la tête seulement.
— Mouais, toi et ta fantaisie...
— J’ai pas d’imagination, je vois des choses et je les dis. Mais j’ai pas d’imagination.
— T’en as à revendre à n’importe qui. Comme maman. Elle avait toujours des trucs à raconter, des histoires invraisemblables. J’aimais bien mais parfois elle me foutait la trouille avec ses histoires. J’avais même l’impression qu’elle voulait me faire trembler dans ma culotte.
— Oh, non... pas elle...
— En tout cas, elle est arrivée à me faire peur...
— T’as toujours été un trouillard.
— Non, j’ai jamais été un trouillard. Prudent, ça c’est vrai. Je me lance pas comme un bouc sur la chèvre. J’attends le bon moment. Mais je suis pas un trouillard.
— C’est vrai. J’ai trop parlé, là. Je regrette.
— Oh, le père m’en a dit des pires et je suis toujours debout... Je m’en remettrai.
— Oui.
— Lui, il s’en remettra pas.
— Non.
— Il l’a cherché.
— Oui, il l’a cherché. On dirait même qu’il le cherche sans le savoir. Comme par instinct.
— En tout cas, il a trouvé.
— Oui...
— Mais peut-être qu’il va pas revenir...
— Il revient toujours. Maman le disait : “Il est increvable.”
— C’est vrai qu’elle disait souvent ça : “Il est increvable.” Mais il va bien finir par crever, un jour. Y a rien qui reste debout tout le temps. Tu te rappelles le boucher ? Rouge, costaud comme deux bœufs, des poignets comme des mollets et des mollets comme des bûches... il est tombé d’un coup ! au milieu des tripes et du sang du cochon qu’il venait d’égorger...
— Ahahahahahahah ! et comment que je m’en souviens... ce saligaud... Il tripotait tout ce qui passait à sa portée. Ici, il a essayé dix fois... Avec ses vendeuses, il se gênait pas beaucoup.
— On l’a dit. J’ai jamais vu...
— La camionnette ! Je crois que j’entends la camionnette !
— La camionnette ?... Non, j’entends rien... Et puis, le temps de descendre dans la vallée, de faire des provisions, de remonter avec les routes enneigées, il lui faudra bien quatre heures en tout. Ça fait juste un peu plus de deux heures...
— J’espère qu’il ne reviendra pas...
— Ce serait plus simple mais il va revenir. Plus d’une demi-journée éloigné de sa maison, il reste pas. Il est quasiment né ici...
— Et il y crèvera, c’est sûr.
— J’ai envie d’un café...
— Moi aussi, tiens, histoire de dire.
— T’es pas obligée.
— Je sais. Mais ce qui est dit est dit.
— Je le prépare.
— Je vais sortir le pain du four. Faudra le changer plus tard.
— Oui...
— Il fonctionne plus très bien. Il chauffe plus d’un côté que de l’autre... le pain retombe pas cuit...
— Du pain reste du pain, même pas bien cuit.
— Maman aimait les choses bien faites. Moi aussi. J’ suis comme ça, c’est tout.
— Personne n’est jamais mort d’un pain mal cuit.
— C’est pas une raison. En tout cas, moi j’aime bien quand il est cuit égal partout.
— Le café est prêt. Ta tasse, sur la table...
— Un bon pain doit ressembler à de la brioche. Je vois le pain comme ça.
— C’est une phrase du père...
— Il a pas tort sur tout. Il a pas tort quand y parle du pain. Sa mère était une finassière pour le pain. Je dois tenir ça d’elle.
— Ou de lui.
— De lui aussi. Mais c’est un homme, et moi pas. J’ai dû hériter de sa mère. Il a répété mais sans comprendre vraiment. Il a jamais fait de pain. Il l’a mangé, c’est tout. Il en a bâfré du pain ! Bon Dieu qu’il en a bâfré !
— Il se nourrit presque que de ça. Et de viande. Là, il va en vouloir encore une platée monstrueuse. Surtout avec le temps qu’il fait.
— Ecoute... c’est pas la camionnette ?...
— Impossible ! J’ai calculé avec toi... il sera pas là avant deux heures... Un peu plus, si la neige continue de tomber. Ton café refroidit. L’oublie pas.
— Je l’oublie pas. Je le bois puis je prépare pour son retour...
— Dans deux heures...
— Oui, dans deux heures.

10 commentaires:

  1. Les phrases s'enfilent comme une rengaine, mélange d'attente et d’angoisses. Des platitudes défilent, ils déroulent en dits, en surface et surtout des non dits, en creux l'histoire familiales. Les chaines mélangent d'affection et de ressentiments nouent les relations de la fratrie. 'absence avec les risques qu'elle comporte, le retour inopiné de ce diable de père fait débonder des règlements de compte. Le vide de la mère morte est, habilement, mis en exergue.Jolie esquisse de conte bref, croqué d'un trait.

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  2. La rengaine est plutôt une scie lancinante qui metb des paroles sur un air connu des deux protagonistes.

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  3. Sous la surface, y a le reste... j'ai rien découvert mais bon...

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  4. la portée est écrite depuis longtemps, si je puis dire.

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  5. Je viens de découvrir le texte Le canari sur Remue.net. C'est un texte extraordinaire. Je me suis précipitée sur le site de mon libraire préféré et pas de texte de Monsieur Pittau publié à l'attention des lecteurs adultes. De beaux livres pour les enfants mais rien pour les grands ! Pitié ! une publication de ce texte et d'autres, s'il vous plait...j'ai envie de vous lire encore. Je vais découvrir votre blog en attendant.

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  6. Merci pour votre enthousiasme. Il me fait très plaisir, bien entendu. Comment pourrait-il en être autrement d'ailleurs.J'espère que ce blog vous apportera quelques satisfactions.

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  7. « — J’ai pas d’imagination, je vois des choses et je les dis. Mais j’ai pas d’imagination. »J'aime bien cette phrase :)Un échange bourré de tendresse et de rudesse. Le retour calculé, le four à changer. Chienne de vie.

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  8. C'est vraiment très beau, poignant, terrible, cette attente, la trouille au ventre, d'un père, très beau aussi ce dialogue entre ces deux-là qui sont suspendus à cette attente, pris dans leur impossibilité à penser à autre chose qu'à cette menace qui plane. On imagine que le père est la cause de leur crainte et de leur fixation dans cette attente. Leurs mots vont à l'essentiel. j'adore le début, sur le noir et le blanc, à partir de la neige, cette "fantaisie" que l'un suppose à l'autre et qui les "oppose". Bravo..

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