lundi 24 juin 2013

La sauterelle

Pierre est assis à même les grandes dalles grises et fraîches, le dos appuyé au mur chaulé vert. Il dort presque. Comme le reste de la maisonnée. Tout à l’heure, juste après le repas, sa grand-mère lui a dit : «Ma beauté, ne fais pas de bruit. Ton grand-père est fatigué, et moi aussi. C’est la sieste. On est vieux. Sois sage. Tiens-toi à l’ombre. Ce soleil en colère risque de te brûler la cervelle. Tu as compris ?» Il a hoché la tête pour dire qu’il a compris puis il est allé s’asseoir dans un coin de la véranda, les jambes tendues devant lui, entre quelques pots monstrueux de plantes grasses et la lourde table en bois brut qui sent encore la levure et la savonnée. Tout autour, le village dominé par une colline de pins, dort d’un silence habité de chaleur.
Pour ne pas céder au sommeil, Pierre s’est mis à se raconter des histoires sans suite, des extravagances effarées, puis il a suivi d’un regard lâche le vol erratique d’une mouche épaisse comme un pouce d’adulte, puis il a déchiffré les ombres sur le mur blanc qui ferme un côté du jardin ; mais peu à peu la somnolence l’a envahi tout de même, telle une eau douce. A plusieurs reprises, il s’est rattrapé juste au bord de l’anéantissement, avant de sombrer.
Réveillé brusquement, à cause d’une brise tiède, il a vu un gros insecte en suspension dans l’air dense, au-dessus des fleurs.
Il s’est redressé, mis debout et, d’un pas encore ensommeillé, avancé vers le parterre qui ressemble à une troupe défaite. A son approche, le gros insecte disparaît dans un zézaiement. Un peu d’ombre du mur tombe en biais ; entre les fleurs, sur les cailloux, il voit une énorme bête verte qui palpite ; ses flancs palpitent ; on dirait une sauterelle gigantesque. Elle ne bouge pas. Elle a une blessure sur le côté, et des fourmis minuscules s’acharnent dessus, l’agrandissent, y pénètrent, en sortent frénétiquement.
La sauterelle, malgré ce va-et-vient dans son corps, reste immobile. Tétanisée. Peut-être stupéfaite. Pierre ne peut détacher son regard de ce spectacle ; il voudrait qu’il ne le pourrait pas. Il regarde, mi-effrayé, mi-révulsé, mais captif.
Dans le lointain, un bruissement passe à égale distance, comme si Pierre en était le pivot. Il passe longtemps, ce bruissement, et il ne faiblit pas, et il n’augmente pas. Puis il disparaît d’un coup, comme absorbé par une bouche de silence.
Les fourmis, à peine visibles, continuent de mener leur tâche. Pierre leur jette de petites poignées de terre pour les en détourner mais elles continuent inexorablement. Alors, il finit par s’en lasser. Il recule. Le ciment de la terrasse est brûlant— il en sent toute l’intensité à travers les fines semelles de ses chaussures d’été. Le soleil claque sur le sol comme une pierre. Il doit presque fermer les paupières pour ne pas être ébloui. Un moment, il s’arrête : une sorte d’éclair noir lui barre le regard, comme fixé sur sa rétine. Il a peur soudain, il se dit que cet éclair noir ne va jamais s’atténuer, qu’il va devenir aveugle, qu’il se promènera dans une obscurité permanente et totale. Pour s’entraîner à la cécité, il décide d’aller jusqu’à la rambarde en fermant les yeux.
«Un... deux... trois... quatre...» il n’a pas le temps de faire un cinquième pas. Son pied heurte le bas de la rambarde. Il ouvre les paupières. La lumière lui explose les prunelles. Il referme ses paupières. Il se laisse caresser par une brise qui monte sur son visage et sur ses bras comme une nuée de mouches. Le monde lui semble doux, feutré comme un bonnet d’hiver, tiède, accueillant, et au moment où il s’y attend le moins, un gros sanglot monte de son estomac jusqu’à ses lèvres, pareil à une boule de papier chiffonné.

5 commentaires:

  1. J'ai connu cet effroi, mais avec des mantes, sur un coteau. Et je l'ai encore. Car les mantes sont plus perfides que les sauterelles. Enfin, ça dépend de la grosseur.

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  2. Toujours cet art de planter le décor, de le faire ressentir au lecteur, la langue épouse un naturalisme méticuleux mais néanmoins poétique, comme ce "silence habité de chaleur" et cette bise "nuée de mouches". Le réalisme de l'observation aussi bien de la nature,que celle de la mort de la sauterelle,et des implications psychophysiologiques chez le garçon me semble être du vécu.
    Combien en ai-je vécu de ces scènes où des fourmis dévoraient une cigale épuisée d'avoir trop joué des cymbales.Je me souviens des gros criquets attaqués par une colonie de fourmis , les unes les immobilisaient aux pattes, l'insecte prisonnier en hachait des légions avec les scies de ces pattes arrières,en vain, elles étaient trop nombreuses, d'autres pénétraient son anus et le vidait de l'intérieur.C'était presque aussi impressionnant que la copulation dévorante des mantes religieuses....Ainsi va le cycle de la vie des bêtes, l'homme qui prétend l'être moins bête, de s'être éloigné de l'état de nature est au moins ,aussi cruel, avec , qui plus est,des intentions qui dépassent les lois de nature et celles de l'espèce.

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    1. Merci, m'sieur Verroust de me lire aussi attentivement. :)

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  3. Étonnant comme les phrases longues et sèches souvent en deux partie, la première plus longue prépare la chute à venir, plus courte comme un dodelinement, plombent et rendent palpable "le soleil en colère", l'engourdissement général, la canicule qui détraque gens et bêtes, les affaiblit, exacerbe les sensations comme ici, un "gros sanglot"consécutif au heurt de la rambarde et au vertige provoqué par la lumière.

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