vendredi 5 juillet 2013

La caverne #3

"(...) Il n’était pas loin de vingt-trois heures, et Bernard   buvotait son cinquième martini. Il avait épuisé les crackers deux fois de suite et il avait hésité à en réclamer. De toute façon, Dany s’était assoupi contre le billard électrique, la tête appuyée au bois de la caisse. Il avait cessé de neiger. Les joueurs de cartes continuaient leurs parties impassiblement, mais avec plus de mollesse que tout à l’heure. Soudain, Dany s’arracha à la somnolence, se mit debout et, claquant dans ses mains, il dit : «Encore un quart d’heure, puis on ferme ! J’en ai marre. J’ suis fatigué !»


Avant la fin du quart d’heure annoncé, Bernard régla ses consommations, et sortit dans l’air froid. Des milliers d’aiguilles lui sautèrent au visage. Il s’arrêta un instant, les jambes flageolantes. La fraîcheur de l’air avivait son ivresse ; il ferma les paupières mais il les rouvrit aussitôt pour ne pas céder au tournis qui s’emparait de lui. Une seconde durant, il s’était abandonné au puits en pas de vis qui l’attirait vers son centre avec une force qu’il avait du mal à repousser. Ses oreilles cuisaient. Le sang y affluait à toute pompe. «Pas le moment de traîner...» se dit-il en propulsant sa jambe droite. Son pied s’enfonça dans la neige avec un petit crissement. Ensuite, il propulsa sa jambe gauche, puis la droite, puis la gauche, jusqu’à ce que le mouvement se fasse tout seul. Il résistait à l’envie de s’effondrer au pied d’un mur et de se livrer au sommeil.


Sans bien savoir comment il y était parvenu, il se retrouva devant son immeuble. Il leva le nez. Le ciel était noir. Impeccablement rigide. Et l’immeuble paraissait encore plus élevé que d’habitude, d’une hauteur insoupçonnable en temps normal. Il devait grandir de quelques mètres dès qu’on ne le regardait pas. «Pas d’autre explication» pensa Bernard qui farfouillait dans la poche de son manteau à la recherche de la clé. Il la trouva enfin. La serra très fort dans le creux de sa paume et la tira hors de sa poche. Il recula de deux pas. Une des fenêtres de son appartement était éclairée. Il en détourna le regard et alla se rencogner dans une porte, un peu plus loin, de telle sorte qu’il avait vue sur son immeuble.  L’air vif et figé plâtrait ses joues et ses oreilles. La rue était déserte, irréelle sous la neige. Il peinait à repousser la fatigue qui le gagnait ; ses jambes s’engourdissaient, le froid pénétrait en lui par son épaule appuyée contre la brique du mur. Il ferma les yeux et quand il les rouvrit quelques secondes ou quelques minutes plus tard, la fenêtre de son appartement était un rectangle noir.


Alors, il se dirigea vers la porte d’entrée principale, réussit du premier coup à introduire la clé plate dans la fente, lui imprima un quart de tour vers la gauche, et la porte s’ouvrit. Il entra.
Le hall était glacial et sonore. Une odeur d’eau de javel montait du carrelage. D’avoir marché dans la neige épaisse qui cédait sous la semelle, la première foulée sur le carrelage  lui parut miraculeuse de fermeté. Il poussa la porte de l’escalier et se mit doucement à gravir les marches, en assourdissant ses pas. Il était tard et les escaliers gémissants. Le souffle lui manquait parfois, alors il s’arrêtait une seconde puis reprenait son ascension. Sa main s’accrochait à la rampe. «J’aurais pas dû mélanger bière et martinis... pas avec mon estomac de bébé...»


Il atteignit enfin son palier, se posa quelques secondes, afin de regagner un peu de souffle, puis il ouvrit la porte de l’appartement.
A l’intérieur, le silence était tiède et moiré. Cécile devait dormir, ou feindre de dormir. A tâtons dans l’obscurité, Bernard se dirigea vers la salle de bains. Il alluma l’interrupteur. La blancheur crue des carrelages et de la grosse faïence lui fusilla la tête. Tout était trop blanc. Tout était trop clinquant (même si la salle était plutôt vétuste en réalité). Tout était trop violent. Bernard s’appuya d’une main au mur et ferma les yeux. Un gorgée acide lui emplit la gorge. Il la cracha dans l’évier et fit couleur l’eau pour qu’elle soit emportée loin de lui.


Ensuite, il déboutonna son manteau d’une main qui tremblait, pour pouvoir pisser à l’aise. Malgré ses efforts, il urina à côté du vase, et il épongea le tapis-plain avec des carrés de papier toilette qu’il jeta dans la cuvette. Il tira la chasse, avec prudence. «Il ne faut pas la réveiller... sur-tout pas la ré-veiller...» Il se rendit compte alors qu’il était soûl. Il esquissa un sourire vacillant, laissa tomber son manteau sur le carrelage de la salle de bains et fonça vers la chambre à coucher.
Cécile dormait vraiment. Il entendait son souffle souple et lent, sa respiration apaisée ; il en conçut une sorte de rage fugace. «Calme-toi» se dit-il en ôtant ses vêtements qu’il lançait au hasard, espérant que l’un d’entre eux finirait par tomber sur le dossier de la chaise, près de la commode.


Il enfila son pyjama qui l’attendait sous l’oreiller. Il se glissa entre les draps encore tièdes et chiffonnés. Tant bien que mal, il essaya de se caler sur la forme déjà inscrite ;  il ferma les yeux pour ne pas penser à la chaleur de l’autre qu’il pouvait encore sentir. Le dos de Cécile était immense, dressé tel une colline inaccessible. Il l’étreignit d’un bras. Elle remua mais sans se défaire de l’étreinte. Alors il ferma ses paupières et il laissa le sommeil l’envahir comme un flot apaisant."

4 commentaires:

  1. patrick verroust21 juillet 2013 à 21:56

    « La caverne » une nouvelle qui ne sonne pas creux, elle envoie au contraire un écho profond. Cette peinture de la médiocrité d'un couple dont l'homme est avili, rendu aussi minable aux yeux de la femme que l'appartement, lui même. Rituellement, les samedis à 7 heures, il est chassé de chez lui pour laisser place à l'amant de madame.J'aime ce texte par son art de disperser les émotions de l'homme jusqu'à ce qu'elle devienne quasi indolores. Il jugule sa jalousie de mari et de mâle,en se laissant distraire, au sens quasi pascalien, par les petits événements que sont la chute de neige,le billard, les jeux de cartes. Il se saoule pour oublier et parce qu'il faut consommer, il rentre chez lui avec une petite tentation d'en finir submergé à l'idée de ce qui s'est passé dans son lit. Il rentre coupable, apeuré à l'idée d'une scène ...mais non, la vie reprend son cours, il « l'étreignit...elle ne défit pas de l'étreinte »« il laissa le sommeil l'envahir comme un flot apaisant »....Un accommodement,chargé de haine. Le couple est lié dans leur misérable destin. Lui est un être souffreteux, sans ambition, probablement incapable de satisfaire sa femme. Elle est frustré dans ses ambitions d'ascension sociale, dans ses envies d'un meilleur niveau de vie...mais voilà, elle ne peut pas s'échapper de la caverne, elle n'est pas platonique, elle reçoit un homme chez elle....La narration est conduite avec une maestria qui se veut délibérément lourde, glauque, « le ciel sur la t^te pèse comme un couvercle... »

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  2. Dire l'amant, c'est assez vague pour inclure tous les possibles, certes.

    Mais, premièrement, un amant ça se cache, sinon c'est plus un amant, c'est un ménage à trois.
    Secundo, ça ne colle pas, c'est programmé ; comme un rendez-vous chez le psy, le gynéco ou le dentiste.
    Tertio, m'a tout l'air d'un arrangement pas joli joli pour faire rentrer des sous, maintenir la barque à flots, ou. Ou quoi, b..... ?

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  3. patrick verroust24 juillet 2013 à 22:01

    Je suis d'accord sur l'arrangement....Ce peut être une forme de maltraitance plus ou moins bien acceptée pour pallier une frustration, préserver un équilibre bancal....je crois que cela peut se programmer....Quant au mode d'emploi d'un amant, je ne crois pas que cela se cache forcément, cela se couche plutôt. Un ménage à trois, c'est autre chose, une vraie mise en ménage...

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  4. Les accommodements peuvent être multiples, choisis et subis en même temps. Enfin, j'imagine.

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