dimanche 26 octobre 2014

Sans bagage aucun

Il n’a rien emporté ni le parfum des herbes de la prairie détrempée
ni les aurores sur les frondaisons plus obscures que la nuit même
ni le bruit du gravier sous les pas ni le friselis de l’air en  été sur la mer
ni la douceur du matin quand le rideau éteint le soleil
ni les bains de pied dans la rivière qui court
ni les plongeons dans l’eau qui dort entre les roches
ni la fraîcheur des pêches macérant dans un vin de pauvre
ni le pain épais et lourd et large comme un panier tressé
ni le goût de la soupe ni l’odeur de la viande grillée dans les collines
ni le tapis des feuilles de cèdres ni les rochers sanguinolents ni la marche
sur l’étroit sentier semé de crottes de chèvres et de moutons
ni l’eau bue aux lèvres métalliques du seau hissé à force de ahan
ni la chaleur qui estompe le paysage dans une fumée imperceptible
ni l’arrogance tranquille des cactus sous la canicule ni les abois
lointains des chiens perdus ni le vacarme des trains dans les tunnels
ni la longue longue plainte des navires dont la proue ouvre les flots
apaisés du port ni la neige sur les baraquements qui sentent le rat
et l’urine ni l’eau crasseuse dans les bassines émaillées
ni les planchers abîmés et troués qui ployaient sous le poids
si bien qu’on se voyait dégringoler dans les profondeurs de la demeure
face à la caserne triomphante où les pioupious au visage chiffonné
s’efforçaient au salut ni l’espion flingué dos au mur pour voir venir
sa fin ni la poignée de riz sale ni les godillots alourdis par la boue
ni les patates brûlantes sous la cendre ni le verre où la mousse
laisse une trace éphémère et légère comme de l’écume
ni l’âme impalpable des cigarettes le soir dans la clarté des réverbères
qui brasillaient et perçaient maladroitement les ténèbres du quartier
que peuplait le vol des oiseaux nocturnes et des chauve-souris
dont le cri ne se perçoit pas sauf en pointant l’oreille
ni les lentes veillées dans la rougeur des flammes du charbon ni le silence
de la pluie du printemps ni les craquements des murs usés d’être debout
depuis si longtemps sous la main écrasante du ciel ni les vitres
vitrophanées ni la porte repeinte dix fois du même vert sombre
ni la cave vin liqueurs advocaat olives huile entreposés dans le ventre
de la terre si proche et qui suinte en larmes blanchâtres sur les murs bas
ni le rot d’après bière ni les chaussures fines et cirées comme des parquets
de maisons de maîtres ni les couteaux affutés ni les casseroles étamées
ni les échalas longuement préparés un après-midi d’automne
pendant que le voisin zigouillait le lapin d’un coup de manchette nonchalant
et que les vaches accouraient du bout de leur pâture
ni la cheminée ni les lignes de pommes de terre ni les rangées de carottes
ni les bottes en caoutchouc marron qui montaient aux genoux
ni la chemise en coton ni la veste en cuir ni la montre pesante
comme un bras ni le vélo à la chaîne grasse ni la tête ni le torse ni les jambes
ni les yeux ni la langue qui pouvait faire mal ni les mains ni les doigts
ni les pieds ni le foie ni l’estomac ni le coeur ni les colères ni les rires
ni même le silence têtu dressé sur ses pattes arrière tel un chien de cirque

1 commentaire:

  1. voilà un poème en prose qui pourrait être une litanie funéraire athée exemplaire. sans faire référence à la moindre entité surnaturelle, elle réussit à être une oraison poétique. L'hommage funèbre s'appuie avec férocité et jubilation sur la vie saisie dans sa quotidienneté et savourée avec opiniâtreté. Elle provoque une méditation vivante , sans subterfuge, païenne et élégiaque. Il est parti sans bagage, avant il y avait tout après il n'y a rien pas même "le silence têtu dressé comme un chien de cirque sur ses pattes arrières"...Belle épitaphe, adieu l'ami, la vie continue...

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