mercredi 9 juin 2010

Le parpaing

Elle dut se désentortiller des draps qui la retenaient, avant de pouvoir se précipiter vers le berceau qu’elle atteignit en deux courtes enjambées frileuses, éclairée par le demi-jour qui s’étirait sous les rideaux bleu foncé. Dans son sommeil, elle avait entendu l’enfant gémir mais quand elle se fut penchée sur le berceau, un soupir rasséréné s’échappa d’entre ses lèvres.
D’une main alourdie, elle écarte la mèche qui l’aveugle. Puis elle tourne la tête vers le lit dont un peu de la tiédeur lui reste encore sur les reins. Richard, couché sur le ventre, le bras jeté loin devant lui, vêtu de son seul pantalon de pyjama, n’a pas bougé, même pas frémi. Il n’a rien entendu. “De toute façon, y avait rien à entendre”, se dit-elle, en passant sa main gauche sur son cou endolori.
"J’ suis crevé !”, aurait-il répondu s’il avait pu.
Depuis l’achat de la maison, il est toujours éreinté-crevé-mort.
Elle ne voulait pas de cette maison presque en ruines, perdue, exilée du bourg, et plantée de guingois sur un pan de terre humide et grasse, à cent mètres d’une forêt tassée au bas d’une déclivité qui allait en s’accélérant jusqu’au vertige. Elle n’en voulait pas. Mais il n’avait pas lâché prise. “On sera bien. C’est exactement ce qu’il me faut : la tranquillité des arbres. J’ai toujours aimé les arbres. Pour les petits, c’est mieux.” Et il avait eu son grand rire vorace.
Elle ferme les paupières pendant une seconde, le temps de vaciller et de s’enfoncer en elle-même comme dans un puits, avant de remonter en une fois. Sûre qu’elle ne parviendra pas à s’immerger dans un nouveau sommeil. Sa nuit est terminée.
L’odeur sèche du ciment et du plâtre lui empoigne la gorge. Elle avale l’aiguille dure de sa salive. “Faut que je boive quelque chose...” pense-t-elle en se dirigeant vers la porte de la chambre.

Dans le couloir, des sacs de ciment, des sachets de plâtre sont allongés contre les murs, pareils à des corps d’enfants mal dégrossis ; quelques instruments métalliques jonchent le sol. Elle les évite par la force de l’habitude— quinze jours que Richard a laissé tout tomber. Qu’il traînaille du fauteuil au canapé, dans un salon dévasté par l’abandon. Elle a tenté de le raisonner. Il a juste fini par marmonner : “ Faut que j’ respire un peu. J’en ai marre de cette baraque ! C’est à cause d’elle que j’ suis sans boulot ! J’aurais jamais dû craquer.” Et il s’était tu. Il ne quittait le salon qu’à l’heure des repas, ou pour se coucher, tard, après avoir feuilleté pendant des heures toutes sortes de bouquins grappillés dans des vide-greniers.
La cuisine est vaguement rangée ; quelques assiettes égouttent sur la paillasse ; un pot de yoghourt vide au milieu de la table, près d’une bouteille d’eau. Dans la fenêtre, le jour se lève, couleur d’aluminium. Une buée s’élève du lointain, sans doute de la forêt qu’elle ne peut pas voir. La parcelle d’herbe dense qui s’étend devant la maison est encombrée de tas de briques et de parpaings. L’herbe fume avec le jour qui se dresse.
Elle se verse un verre d’eau, qu’elle boit à petites gorgées. Un goût métallique vient s’ajouter à l’âpreté du ciment. Et tout en buvant, elle voit par la fenêtre deux corneilles qui s’affairent et s’affolent autour d’un parpaing alvéolé dans le ventre duquel elles plongent nerveusement le bec et la tête chacune à leur tour. Les corneilles sont rapides, pleines d’une vie bouillonnante, les coups de bec sont aigus.
Soudain, comme enragées, les corneilles se heurtent, se bousculent pour accéder à l’alvéole dont l’ouverture est trop étroite pour elles deux en même temps.

Elle a ouvert la porte vitrée de la cuisine qui donne sur le côté de la maison. Elle a marché dans l’herbe humide, vers les briques et les parpaings. A son approche, les corneilles se sont figées, la regardant d’un seul œil chacune. Elle s’est arrêtée. Et quand elle s’est remise en mouvement, les oiseaux se sont envolés dans un brusque et pesant remuement d’ailes qui a exalté des odeurs lourdes.
En s’approchant du parpaing, elle se rendit compte que ses pieds étaient nus.

23 commentaires:

  1. Oh ça c'est chouette, non plutôt corneille ! Mais qu'y avait-il dans le parpaing bon sang !?

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  2. J'ai pas encore lu, mais c'est bien !

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  3. En suspens menton pendu je reste, comme de bien entendu. Englouti le texte tendu, avide de la fin. J'aime comment tu utilises les temps pour marquer les densités et la jauge dépressive de chaque personnage.
    Vraiment bien.
    C'est ce que je préfère chez toi : les textes longs.

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  4. C'est mal d'écrire un texte qu'est bien et donne envie, encore.
    (encore!)

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  5. Bon j'ai lu... et je pense moi aussi que ton art du texte long est tout aussi difficile mais tout aussi beau que...( etc.)

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  6. Aaaah. Une petite souris coincée dans un tas de parpaings...
    Tes textes se répondent en écho.

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  7. Toujours cette capacité à faire surgir des images précises avec une belle économie de mots. J'approuve totalement ce choix de nous laisser sur les pieds nus plutôt que de dévoiler quelle est la malheureuse victime du parpaing. Quant à ce Richard, il a de la chance d'être beau dans son pantalon de pyjama, parce que pour le reste... c'est un âne.

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  8. @arf. J' peux pas dire ce qu'il y avait dans le parpaing.
    @Vinosse. Ben voilà !... C'est clair et net.
    @Kouki. Les textes longs ? Mais çui-ci est court. J'en ai de bien plus longs... 200/300 pages.
    @Melle d'enfer(t). Sans doute mais c'est bien de voir quelqu'une qui en voudrait encore. Ça fait plaisir.
    @Vinosse. ... que les shamallows ? J'y aurais pas pensé à ça.
    @Sophie K. T'as l'air d'en savoir plus que moi. Si j' te fais un mail, tu m' dis tout ?... :)
    @FM. Merci. Content que vous soyez d'accord avec moi sur la fin. Les Richard sont des ânes, en général. Sauf Burton. :D

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  9. c'est du bon, mais putain que c'est dur à lire quand on est asthmatique... question évocation, le plâtre et la bouche aride, c'est très réaliste... avaler de l'air, svp!

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  10. Dans l'agglo ???

    Des immigrés ???

    Sérieusement, ce ne peut pas être une souris: les corneilles ne se disputent pas pour si peu!

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  11. En fait, tous les Richard Burton ont évité d'être des ânes, hahahaha !

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  12. @jibé. Ne clamsez pas sur ce blog : j'ai pas d'assurance-décès pour les invités. Sérieusement : j' voulais transcrire une sensation d'étouffement.
    @Vinosse. Les corneilles se disputent pas pour si peu ? Bon. J' te crois, j'y connais rien en corneilles.
    @Sophie K. Ahahahaha... la référence... Moi aussi, j'ai vu l' film et j'ai lu l' bouquin... très bons tous les deux.

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  13. Pas lu le livre, mais des articles et des bios. j'ai adoré le film aussi. La séquence qui m'avait le plus impressionnée, c'est celle de l'insecte dans l'oreille de l'Anglais...
    (Là, ça devient carrément abscons pour qui n'a pas suivi, héhéhéhé...)

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  14. vous êtes très fort pour rendre les sensations, on sent l'odeur du ciment, de la poussière de platre, le vertige de la pente et le mouillé de l'herbe le matin.
    Et, la fin, super !

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  15. @Sophie K. C'est même carrément totalement obscur pour beaucoup d' monde.
    @pantchika. Bonne surprise de vous voir ici. Et merci pour ce que vous dites.

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  16. J'aime les nouvelles de Grace Paley, Kressmann Taylor et Katherine Mansfield. J'aime donc cette nouvelle. Et j'aime qu'elle n'ait pas ces "fins à la française" qui me cassent les couettes avec chute sensationnelle à la con. J'ai un faible pour les métaphores dans ce texte, pour la tiédeur sur les reins, pour cet histoire où l'on devine comment cela a pu être avant entre eux, ce que ça devient etc., le tout en quelques phrases. Il y a une bonne puissance évocatrice. Je n'ai que deux bémols, ce bras jeté comme s'il était désolidarisé du corps (j'aurais dit « étiré », « allongé », « étendu » ou « rejeté »), et ce mélange des temps présent et passé-simple je n'en suis pas fan non plus.
    L'herbe qui fume avec le jour qui se dresse j'aurais aimé l'écrire par contre.

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  17. Et n'oubliez pas Richard Brautigan, bordel !

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  18. @AdS. Ben merci d'aimer la nouvelle. J' déteste les fins à la "française", ces fins-surprises qui n' surprennent plus personne et qui sont tellement fausses. Pour le bras "jeté", je suis pas d'accord pour une simple raison d'expression. J'avais envie qu'on entende ce mot, d'abord, ensuite parce que je voulais autre chose qu'un mot d'état. Le mélange présent/passé simple, c'est pour "feuilleter" le texte, le déséquilibrer. C'est p't-être raté mais j'assume, comme on dit.

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  19. @AdS, bis. Bordel, non, pas question de l'oublier çui-là... J' suis en train de relire son "roman noir"... magnifique. Comme tout c' qu'il a écrit d'ailleurs. Je recommande ses poèmes.

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  20. Et moi je relis sa pêche à la truite en Amérique.

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  21. J'ai beaucoup aimé justement cette confrontation des temps, comme le goût métallique de l'eau après qu'elle a avalé l'aiguille dure de sa salive.
    Le gars, donc, a réussi (comme les autres) à convaincre sa femme (qui s'est laissée faire) d'acheter une maison presque en ruines complètement paumée. Pour lui reprocher après qu'il en a marre de cette baraque et que c’est à cause d’elle qu'il est sans boulot (?) Et qu'il aurait jamais dû craquer. Un mec, quoi, dans toute sa splendeur...
    Entre parenthèses, s'il avait acheté des sacs de plâtre au lieu de sachets, il aurait avancé plus vite.
    Au passage, l'installation de la porte vitrée de la cuisine a dû le surmener.
    Brèfle, j'aime beaucoup ce texte, même s'il suinte le misérabilisme (ça m'énerve). Il y a tout : l'abandon, l'humidité, les corneilles, tout ce qui peut faire frissonner et créer l'ambiance.
    J'aime assez votre titre ... qui amène au point de chute des pieds nus de la femme.
    Il y a dans ces parpaings, ça fout la trouille ?

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  22. @AdS. Je suis à présent dans "la vengeance de la pelouse". Impeccable.
    @CW.Concernant Richard, je peux juste dire qu'il s'agit de Richard et pas d'un mec. Ce type ne représente que lui-même dans une situation donnée. Rien de plus. Il n'y pas de misérabilisme, juste de l'abandon à mon avis.
    @CW. Dans le parpaing ? Je l' sais mais j' dirai rien.

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