vendredi 2 mars 2012

Bonne route

Une fois de plus, Frédérique Martin me fait l'honneur de venir rafraîchir mon blog tandis que j'irai pourrir le sien.

***

La plupart des gamins étaient montés dans le car, un peu plus tôt, encouragés par leurs professeurs. Mâchoires contractées, le chauffeur regardait au loin, cet horizon qu’il n’atteindrait pas malgré les distances parcourues. La  fumée s’échappait de plusieurs conduits de cheminée, sous un ciel raide qui brisait les toits d’ardoise. Le clocher sonna six heures en laissant le dernier coup s’éterniser avec orgueil.
- Are you ready, boys and girls? Hurry up !
 - Bon, mon petit, faut y aller maintenant.
Le garçon s’élança, aussitôt rappelé :
- Viens me faire une bise.
- Oh mamie, c’est bon, là ! Je vais plus avoir de place.
Mais il revint sur ses pas et l’embrassa plusieurs fois. Elle ne put s’empêcher de le serrer trop fort.
- Laisse-moi te regarder… petit cochon, va.
Elle humecta son index de salive et nettoya une tache de chocolat sur son menton. Le garçon eut une grimace, puis un frisson de dégoût. Il s’esquiva et courut rejoindre les autres, à l’intérieur du véhicule.
- Attention de tomber ! 

 
Elle se hissa sur la pointe des pieds, en prenant appui contre la carrosserie jaune pour suivre la progression du garçon dans la travée centrale. Il riait, bousculait ses copains, distribuait des grimaces aux filles. Il s’assit près de la fenêtre, juste au-dessus d’elle et la gratifia d’un petit signe de la main, avant de flanquer  un coup sur le crâne du rouquin assis à côté de lui. Elle voyait son oreille un peu décollée, les mèches noires sur sa nuque,  l’arrondi de sa joue, la commissure rouge de ses lèvres. Elle avait mal au ventre à l’idée de ne plus pouvoir l’embrasser.
 Elle cria :
- Enlève ton manteau, tu auras froid en sortant.
- Il ne vous entend pas. Ils sont tout excités. C’est normal… l’Angleterre, leur premier voyage sans nous. C’est votre petit-fils ?
Une jeune femme l’observait, tête penchée.  Elle lui adressa un sourire sec :
- Oui, c’est moi qui le garde maintenant. Je ne vais pas pouvoir lui parler pendant cinq jours, alors j’en profite.
- Il ne faut pas vous inquiéter, il ne va rien leur arriver.
Elle sentit ses joues se marbrer et cligna des paupières à plusieurs reprises sans répondre. Sa gorge était dure, ses mains glacées.
- On ne sait rien, dit-elle, rien du tout.
Mais la jeune femme était déjà partie rejoindre un groupe de parents, un peu plus loin. Tous attendaient le départ. 

 
Elle sursauta quand le moteur se mit en marche dans une odeur d’huile et de gaz d’échappement. Le métal vibrait sous sa paume ;  elle la retira comme si elle avait été mordue. Son cœur s’affola tandis qu’elle fouillait dans son sac. Elle ne la trouvait pas ! Elle en aurait pleuré, là, devant tout le monde. Mon Dieu, pourvu que je la trouve, s’il vous plait, par pitié, aidez-moi. 
Le garçon regardait droit devant lui, la jeune femme agitait son bras en signe d’adieu. Elle se souvint qu’elle avait mis la fiole dans sa poche de manteau, précisément  pour ne pas avoir à la chercher.  Elle la sentit sous ses doigts, lourde et lisse, tandis que le car s’ébranlait.  Vite, la sortir, vite, dévisser le bouchon.  Aidez-moi ! Elle jeta l’eau de toutes ses forces. Les gouttelettes s’agrippèrent de justesse au métal, tandis qu’elle marmonnait, les yeux clos, les bras tendus devant elle : Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Amen. 

Frédérique MARTIN


***

Les autres participants :


32 commentaires:

  1. Excellent ! J'ai éclaté de rire. J'avais peur que ce soit une flasque de whisky, ç'aurait été trop facile. Le ton alerte m'a donné un gros plaisir de lecture.

    RépondreSupprimer
  2. il flotte quand même quelque chose de troublant dans cette inquiétude de mamie : peut être le "plus" pouvoir l'embrasser ou lez c'est moi qui le garde "maintenant" et ces rituels désespérés contre le mauvais oeil et autre...
    J4ai beaucoup aimé

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avais laissé un commentaire qui s'est évanoui, pour dire que je ne savais pas que j'écrivais un texte marrant, mais qu'entre Gilles et Francesco qui me l'ont dit,je suppose qu'il y a du vrai.

      Mu LM : Vous êtes une fine lectrice. Non parce que vous avez aimé - ce dont je vous remercie - mais parce que vous relevez les petites égratignures placées ici et là.

      Supprimer
  3. Ah oui, je ne me suis pas amusé du tout! Cette scène me paraît tragique au contraire et l'eau bénite, alors que je croyais à un poison, en remet une couche de ce côté-là. Superbe! On dirait du... Non, c'est de vous!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui Pluplu, de moi :0) QUe vouliez-vous que cette pauvre vieille fasse avec du poison ? Vous m'inquiétez Pluplu :0)

      Supprimer
  4. Apparemment ce texte échappe un peu à son auteur! pour moi, il est oscillant entre la description nostalgique d'une époque révolue ou en voie de disparition et une réalité renaissante par le fait des explosions familiales; La chute est , peut être marrante, elle est désuète en référence à un rite précis encore en usage pourtant comme la bénédiction à Saint Christophe, touchante dans la tentative désespérée et dérisoire de la grand mère de protéger au-delà de son possible.Elle est , profondément ancrée, au fin fond de l' inconscient, la vie est irrationnelle "on ne sait rien, rien du tout",chacun invente ses chemins pour marcher dans les champs de mine du destin. Il ne faut pas être superstitieux,cela porte malheur!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les textes m'échappent toujours à un moment ou à un autre. Pourtant je les surveille de près, mais rien à faire. Si vous trouvez ce rituel désuet, promenez-vous dans nos campagnes où on bénit encore, on cloue des chouettes sur les portes, on brûle les édredons en plumes, on lit l'avenir dans la forme des nuages.

      Supprimer
  5. touta fé daccore avek patrick

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui Sphétanonymous, et comme ça tu n'as pas besoin de commenter toi-même (maligne !) :0)

      Supprimer
    2. Han ! Tu ma rekonute :-(

      Supprimer
  6. On est bien d'accord, le désuet peut perdurer

    RépondreSupprimer
  7. Bon, sinon, rien à voir, mais vous écrivez avec des contraintes, tous les deux en même temps ? Parce que le véhicule à moteur, deux personnages principaux, des dialogues en suspens, etc., bref, c'est louche, quand même.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Euh, des contraintes ? Et pour quoi faire ? Y a pas de raison...

      Supprimer
    2. Des coïncidences, je le jure votre honneur ! Et la première fois, nous avions tous les deux choisi un enfant comme personnage principal. Aussi mal en point l'un que l'autre d'ailleurs.

      Supprimer
    3. C'est dingue, quand même, non ?

      Supprimer
  8. Je fais partie des lecteurs qui n'ont pas ri... alertée par le "maintenant" et le "on ne sait rien du tout"... J'ai cru qu'elle cherchait une photo ou un grigri avant de lire fiole puis ai pensé à un médicament quand j'ai lu fiole... L'eau bénite m'a soulagée un peu - au moins elle n'allait pas avoir une attaque sur la place du village! Mais j'ai trouvé l'ambiance plutôt chargée. Et chacun des personnages parfait dans son rôle... Bravo!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis stupéfaite de tout ce qui s'est passé en vous durant cette lecture !Merci Galm.

      Supprimer
  9. ah l'ingratitude de l'enfance...
    faut dire qu'elle a l'air over-chiante la mamie !
    (comment ça c'est moche de dire ça ?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Madame de Keravel, dès que tu es mamie, on en reparle :0)

      Supprimer
  10. Elle est over-traumatisée, aussi, la mamie, j'ai l'impression.
    Fredaime, c'est chouette de lire ce texte en écho, dans ma tête, avec "Les Champs d'Honneur", que je viens juste de terminer. Comme Rouaud, tu portes un regard tendre et lucide sur les gestes désuets des gens qui aiment au-delà des blessures de la vie.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Champs d'honneur", un livre que j'ai beaucoup aimé, une écriture ciselée, un regard à la Rouaud : "... grand-père n'était pas loin, à portée de nos jeux, quand on l'imaginait à l'autre bout de son âge,dans un bric à brac de souvenirs anciens".
      Je confirme que la grand-mère a pris un coup. Merci Sophie.

      Supprimer
    2. L'un des passages formidables d'expéditions en deuche, oui ! :0)

      Supprimer
  11. Y'en a qu'ça fait rire ces trucs de vieilles bigottes ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est pasque t'es jaloux, Vinosse :) C'est beau les gouttelettes qui s'agrippent de justesse au métal...
      Tu verras quand tu seras grand-père, c'est pas de l'obénite qu'il te faudra, c'est un vasodilatateur.

      Supprimer
    2. Michèle : C'est toujours un plaisir de vous lire :)

      Supprimer
  12. Les mères et plus encore les grand-mères ne voient jamais partir leurs (petits ) enfants sans inquiétude et sans se livrer à des rituels conjuratoires même infimes et toujours secrets. Fort juste as usual mâme Fredaime

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. @ Zoé : On ne peut pas généraliser, les parents ou les grands-parents ne sont pas tous aussi aimants et protecteurs qu'ils le devraient (pourraient ?), mais cette grand-mère en particulier a de multiples raisons pour se comporter ainsi.

      Supprimer
  13. Oui pas de généralités. Je voulais dire celles qui sont des mères et des grand-mères soucieuses de la progéniture qu'elles ont pris la responsabilité de lancer dans le tourbillon de la vie

    RépondreSupprimer