mercredi 3 juillet 2013

La caverne #1

"La neige s’était mise à tomber. Il faisait nuit depuis peu, et Bernard sentait exagérément le poids de son propre corps. Le dîner ne passait pas : il avait toujours eu un mal de chien à digérer les côtes de porc avec de l’oignon frit. Il se massa l’estomac avec la paume de la main droite, puis il soupira.
Derrière la vitre, les flocons de neige glissaient lentement comme des flocons factices jetés par la main du voisin du dessus, histoire d’animer l’atmosphère paisible de la rue que seul un bruit de moteur, parfois,  déchirait brutalement.
«Dix ans... pensa-t-il. Dix ans à regarder par cette fenêtre ; dix ans à vivre dans cet appartement de quelques mètres carrés.»
Dix années  qui avaient passé, lentes et fugaces à la fois.


En poussant la porte de l’appartement pour la première fois, Cécile avait dit : «Pour démarrer, il nous suffira. Plus tard, on verra.» Et sa prévention s’était lentement muée en rejet. Bernard, lui, avait fini par aimer leur appartement jusque dans certains détails : le plafond fendillé, la cheminée en faux marbre, les plinthes ravagées par les griffes d’un chien, le vieux tapis de coco qui recouvrait un pan de mur près de l’entrée, la pénombre qui y régnait en permanence, sauf les rares fois où le soleil parvenait à plonger entre les parois de la gorge formée par les murs, et à s’introduire en piqué dans l’appartement, pour imprimer sur le tapis la figure dilatée de la fenêtre. Mais souvent, même en plein jour d’été, il fallait allumer une lampe.


Très vite, Cécile avait appelé l’appartement «la Caverne». Elle ne s’était jamais habituée aux murs sombres, aux escaliers étroits, à l’odeur de poulet bouilli qui stagnait dans tout l’immeuble. «Toi, tu travailles dehors, tu ne sais pas ce que ça veut dire que de vivre ici toute la journée !» Il ne le savait pas, il ne pouvait pas le savoir. «Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?» répondait-il en grognant. «On peut pas se payer un plus grand appartement. Je ne gagne pas assez. Tout est trop cher, j’ai déjà du bol d’avoir un boulot.»
Elle haussait les épaules, le regardait sans plus piper mot puis elle tournait les talons et allait s’enfermer dans la minuscule cuisine pour faire la vaisselle en claquant ostensiblement les couverts sur la paillasse en inox ternie par l’usage.


Ce soir, comme d’autres soirs, elle avait de nouveau rêvé d’une maison, et comme tous les autres soirs, Bernard avait regardé par la fenêtre. Cécile s’était levée de table avec fracas puis elle avait dit :
— Il est presque sept heures...
En entendant ce début phrase, il aurait voulu être anéanti, tomber sans fin dans un de ces rêves qu’il ne faisait jamais (il dormait toujours d’un bloc, comme immergé dans un espace inexistant).
La suite de la phrase fut prononcée d’une voix qui s’effondrait puis reprenait le dessus :
— ... c’est samedi, tu le sais...
Bernard marmonna : «Dans cinq minutes, j’y vais... Il neige, t’as vu ?...»


Elle ne répondit pas― elle avait regagné la cuisine où le chuintement bref du robinet et les cliquetis clairs des couteaux retentissaient déjà. Une assiette tomba, émiettant son bruit jusque dans la salle à manger.
Le col de son manteau relevé sur sa nuque, les mains enfoncées dans les poches, le dos courbé, Bernard traversa la petite place, vers le bistrot dont la vitrine, décorée de sapins et de bonshommes de neige, déversait une clarté jaune et joyeuse sur le trottoir enneigé.
Il poussa la porte d’une main engourdie― pressé par le temps et Cécile qui le regardait s’affairer près du perroquet surchargé de vêtements, il avait oublié d’enfiler ses gants de laine― et il fut accueilli aussitôt par des hourras qui ne lui étaient pas destinés.


Le patron, Dany, une sorte de Mongol roux, debout près du billard électrique, suivait d’un œil ironique le trajet de la boule qui tintait à chaque borne heurtée. Un jeune homme à moitié soûl était aux commandes. Bernard s’approcha. Dany le toisa et, voyant les flocons sur ses épaules, il marmonna : «Salut... il neige ?...» Bernard opina d’un clignement des paupières puis il se mit, lui aussi, à surveiller la course de la boule du billard électrique entre les bornes lumineuses. Il n’y voyait pas grand-chose à cause des quelques mastards qui entouraient le billard.


Le jeune homme saisit la poignée du lanceur, la tira vers lui, et la maintint fermement avant de la lâcher d’un coup sec- la boule en métal partit comme un boulet de canon dans le goulet. Elle heurta une borne rouge qui eut un tintement clair et musical au moment du choc ; elle heurta une borne bleue qui tinta et s’illumina brièvement puis elle continua son périple entre les divers tintements avant de s’engouffrer comme un plomb dans la gueule ronde et obscure qui marquait la fin de sa course. Mais elle reparut presque aussitôt dans le goulet de départ.
Bernard grimaça, méprisant : le jeune homme avait joué comme un pied, comme un minable. «Une vraie merde !» se dit-il en reculant vers le comptoir.


Dans le grand miroir du fond, il croisa son regard au milieu des macarons publicitaires, des fanions frangés d’or des clubs de football et des gants de boxe miniatures.
Il ne se reconnut pas tout de suite. (...)"

2 commentaires:

  1. Quand on a lu la nouvelle en entier, on lit autrement le passage du billard :

    "Le jeune homme saisit la (...), la tira vers lui, et la maintint fermement avant de la lâcher d’un coup sec- la boule (...) partit comme un boulet de canon dans le goulet. Elle heurta (...) au moment du choc ; elle heurta (...) avant de s’engouffrer comme un plomb dans la gueule ronde et obscure qui marquait la fin de sa course. Mais elle reparut presque aussitôt dans le goulet de départ.
    Bernard grimaça, méprisant : le jeune homme avait (...) comme un pied, comme un minable. «Une vraie merde !» se dit-il en reculant vers le comptoir."

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