lundi 4 avril 2011

Sur la banquette

Malgré le bruit, la musique dilacérée, les voix éclatées et la fumée des cigarettes, il s’était endormi d’un bloc, paupières bleuâtres et lèvres serrées sur une expression de fer. Myriam regarda son fils et soupira. Il était lourd. Elle avait mal aux bras à force de le porter et de le trimballer partout. Et il était gros pour son âge. Sept kilos de graisse. Il mangeait pour trois. Il ne dormait presque pas. Toujours aux aguets. Un regard de crocodile. Elle avait oublié sa dernière nuit de vrai sommeil. Elle regarda son fils encore une fois. Sa respiration était bruissante. Un début de rhume. Ou quelque chose de ce genre-là.
“Il doit être mort-crevé de fatigue. Tant mieux.” S’il continuait à dormir, elle irait le poser sur une des banquettes du fond et elle en profiterait pour s’assoupir un peu. “Quelques minutes...”  De toute façon, elle ne faisait que poireauter. Gilles, plus loin, rigolait comme un dératé, éclusait verre de bière sur verre de bière, et jetait des regards chavirés sur la poitrine de la petite brune qui se tortillait autour de son Martini rose. Myriam, un demi-sourire sur son visage cireux, ne pensait à rien. Elle se sentit soudain vaciller en elle-même, comme prête à tomber dans un puits, à filer vers le fond d’un ravin telle un caillou.
“Il dort encore...” constata-t-elle avant de prendre la direction des banquettes où des vêtements étaient entassés. Elle cala délicatement son fils entre un épais manteau et un anorak, s’assura qu’il ne risquait pas de rouler, puis elle s’assit à sa tête. Pas besoin de le couvrir. Il faisait bien assez chaud comme cela. Elle posa une main sur son ventre et laissa l’autre sur la banquette, près de la tête de son fils.
Elle attendait l’engourdissement.

“Une douche ! J’en peux plus de cette journée de merde. J’ai transpiré comme un porc à l’abattoir.”
Après la douche, il avait dit : “ Un peu de distraction nous ferait du bien. Depuis sa naissance, aucun répit. J’en ai ras le cul de rester entre quatre murs. J’ai envie d’ foutre le nez dehors !”
Myriam avait acquiescé.
“Simon nous a invités pour son anniversaire. Il veut faire un barouf pour ses quarante ans ! J’ai dit oui. T’es d’accord ?”
Bien sûr qu’elle était d’accord.
Il lui avait touché la joue du bout des doigts, et avait eu un sourire qui s’inscrivit à peine sur sa bouche mince.


La salle ressemblait à une énorme caisse métallique. Les lumières étaient éparpillées dans une pénombre qui s’approfondissait sur les côtés. Myriam percevait un fouillis de silhouettes. Elle glissa lentement dans son sommeil. Quand elle rouvrit un peu les yeux, une agitation particulière parcourait la foule. Des vociférations tourbillonnaient dans la fumée et la vapeur des respirations.
A travers une espèce de brume, elle entendit son fils geindre. Le temps qu’elle se décide à l’apaiser d’une caresse, et il s’était tu. Très vite, elle fut de nouveau happée par sa nuit.

“Viens, on s’en va !...”
Gilles, furieux, farfouillait dans les vêtements, jetant tout ce qui n’était pas sa veste en cuir. Myriam s’arrachait au sommeil. Son fils se reprit à geindre. Elle désembua ses yeux du dos de ses mains, se pencha sur son fils et vit qu’il dormait, la bouche tordue par la colique.
“Alors, tu t’ décides ? Prends l’ petit ! J’ veux plus voir tous ces cons abrutis !!! “ Il avait retrouvé sa veste qu’il enfilait fébrilement. Myriam s’approcha de lui. Il se figea, un bras en l’air, et grogna : “Qu’est-ce que tu as ?...”
Myriam détourna les yeux. Elle se pencha sur son fils qui mâchonnait de la salive tout en la fixant de son regard de reptile. 

22 commentaires:

  1. Uppercut...!je me répète,mais je me sens chez Welch,Kittredge,Boyden..Humain et rude,loin des"écrivains de salon"

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  2. Ah ce final, je vais vous l'envier pour un bon bout de temps. Ce putain de regard de reptile...(pardonnez cette grossièreté qui n'est pas dans mes habitudes, mais là !).

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  3. Bien vu. Pauvre Myriam. Je lui mettrais volontiers un ramponneau, à ce Gilles !

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  4. Lire Grande Ourse, de Romain Verger !

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  5. dire que le fils suit les mêmes traces ... j'en ai des frissons, il n'y a aucune issue

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  6. En travers du gosier le Gilles en question !Mais je m'en tiendrai aux propos élégants de Dominique Boudou : un bon ramponneau, oui !Respect, Francesco Pittau...

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  7. .Un théâtre familial,glauque, nous ,est donné à contempler. Il y a cette mère au bord de l'épuisement, depuis la naissance de son enfant, elle n' a pas eu une nuit de vrai sommeil. Elle coltine partout ce bébé qu'elle vit comme monstrueux..C'est un gros bébé, peut être un peu obèse.Il a , probablement, deux mois. Il geint et a la vision fixe sur ses proches des gosses de cet age. La mère la perçoit comme un regard de crocodile.C'est un gros paquet lourd et difficile à déplacer, la jeune mère en a la charge seule, elle est fourbue, cassée. Le môme devient le lieu et le produit de ses angoisses, de ses ignorances,incompétences de mère, de son impréparation à cette tache.. Elle semble incapable de le réguler, d'accepter et de soigner les coliques.Elle n'a surtout aucune projection de vie. Elle est brisée, résignée, elle acquiesce au désir ,de sortir de son mari plus par résignation qu'envie, elle sait qu'elle va poireauter et être négligée.elle a de l'affection pour son enfant qui lui fait peur. Elle en devient esclave. Le père est un abruti,macho,immature, fêtard au petit pied, buveur. A Marseille, on dirait de lui « un  cacou » coureur de « cagoles ».Il a l'autorité violente et dominatrice, rien ne doit venir entraver son égoïsme de petit minable.Il consulte sa femme pour sortir, lui fait une caresse sur la joue en récompense de sa docilité. Cette attention est étrange, presque déplacée. Il y a de la violence dans les paroles et du sadisme caché derrière les gestes. Il refuse son rôle de père. Quand il décide de partir ,de fuir le lieu de ses défaites la mère vient quémander de l'aide. Il oppose un refus rageur, figé un « bras en l'air ». Les coups ne sont pas loin.Si la vie est, aisément donné, l'espoir n'est pas dans tous les berceaux, telle est la piqure de rappel faite par ce texte.

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  8. Le fils, mine de rien, a passé d'un regard de crocodile à un regard de reptile : that's evolution, baby !Dès que je vois une femme qui se dandine dans ses jeans, c'est son corps de dinosaure que j'imagine (et c'est bien la preuve que Darwin avait raison).

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  9. Devrait numéroter ses abattis le Gilles :)http://universboucherie.com/lemondebouchers/Abattoir.html

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  10. @Brigitte. Wow... j' suis scié... merci. :)@FM. Merde, vous êtes vulgaire sur mon blog ! Vous qui avez une classe folle !@Dominique Boudou. Oui, pauvre Myriam.@Moons. J' vais voir ça. :)@Kouki. Tu crois qu'il n'y a pas d'issue ? Fichtre.@Michèle. Comme pour Boudou. Mes respects aussi.@Luc. Il est caïman 17h. (j'ai honte)@Jean-Louis. Ah ben, c'est déjà ça.@Anonyme. Euuuuh... j'aurais dû faire scout, je l' sens... :)@patrick Verroust. Y a des petits salauds. @Fernand Chocapic. Darwin a raison pour longtemps.@JC. Du vécu ? Ah bon ? Bonjour, Gilles. :)@Michèle. Il a pas intérêt à s' balader par ici, en tout cas.

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  11. moi c'est ce gosse qui me fait flipper (parce qu'il a toute la vie devant lui n'est-ce pas ?)une grosse larve à écailles et regard percant brrr

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  12. "(...) paupières bleuâtres et lèvres serrées sur une expression de fer. "C'est beau.Finalement ce petit, à part son expression de fer, son regard de crocodile, puis de reptile, qu'est-ce qu'on lui reproche?Me suis plantée dans mon interprétation de "suer comme un porc à l'abattoir" : au lieu de l'entendre d'un seul trait, ai pensé que le Gilles travaillait dans un abattoir (ce qui ajoutait à son charme naturel :)))On peut dire que ce texte en fait naître des images !!!

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  13. Michèle:Je suis bien d'accord. Ce n'est parce que la mère décrit l'enfant avec des expressions inhabituelles,révélatrices de ses propres angoisses et soucis qu'il faut reprocher à ce gamin des attitudes et des sentiments qu'il n'a pas. Il a le regard d'un bébé de son age.Il est enrhumé.Sa respiration est difficile . Il est légèrement, cyanosé. Son sommeil est lourd.Il n'a pas beaucoup d'empathie autour de lui. Celle de la mère ne respire pas la sérénité.Il est regarder avec un dégoût injustifié. Il va porter cette image comme un boulet. Sa vie démarre mal.

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  14. Patrick :Oui. C'est de vous lire qui m'a fait corriger cette première impression d'une catastrophe. Je suis revenue sur le texte et me suis dit au fond ce gosse n'est qu'enrhumé et il a des coliques. Ce ne sont pas ses 7 kilos qui sont un fardeau à la mère mais la vie dans laquelle elle s'anéantit.Alors pourquoi ce gosse fout-il les jetons ? Parce que tout l'art de l'écrivain qui, lui, ne veut rien, mais qui écrit.Je pensais moi à Raymond Carver, faute de vraiment connaître Welch,Kittredge,Boyden que cite Brigitte Valentin Bluteau...

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  15. Michèle:L'art de l'écrivain est, ici, de rendre palpable un destin,de donner un coup de torche sur la mécanique en route. Ce n'est pas un mince mérite. A nous de ne pas nous égarer en route et de faire foi à de souverains poncifs!

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  16. Francesco, c'est vraiment un superbe texte. On y est emprisonné avec Myriam, et bien qu'il n'y ait aucune violence concrète, tu nous roues de coups. Bravo.

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  17. @Mu LM. Pas sûr que le gosse soit exactement ça. Entre la réalité et le ressenti de la réalité...@Michèle. :)@patrick Verroust. Je vais me répéter mais bon : vos commentaires m'étonnent toujours.@Sophie K. Merci. Y avait cette intention-là : enfermer avec elle.

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  18. L'empathie de la mère est impossible parce que c'est trop lourd, elle fait le strict minimum parce que son beauf de mari pèse une tonne (comparativement à 7 kilos de demande d'amour).... Texte magnifique et cinglant, oui, l'égoïsme masculin, la solitude féminine extrêmes. Manque plus qu'une torgnole dans le texte...Pauvre gosse ! :) Bravo

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