dimanche 29 mars 2015

Dans la cave

Greg s’empare du couteau à désosser qui se trouve sur la table encore encombrée par les restes du déjeuner, il s’en empare d’une main nerveuse, d’une main plus dure qu’un caillou, avant de se précipiter vers la porte de la cave. Bon sang, il déteste ce qu’il doit faire et qui l’obsède depuis ce matin. Il s’est levé avec un goût de feutre amer dans la bouche. L’idée du travail à accomplir lui noue le ventre. Il voudrait en être déjà débarrassé. L’esprit nettoyé.
Il ouvre la porte de la cave. La clenche est froide. Une bouffée d’air humide et frais lui saute aux naseaux, et il a de nouveau, comme lorsqu’il était enfant, un frisson et une hésitation quand il pose son pied sur la première marche de l’escalier qui s’enfonce dans une obscurité plus dense qu’un bol de bitume. Il s’arrête après deux marches, de la main gauche il cherche le commutateur et fait la lumière. Le goulet de l’escalier est étroit. Greg doit descendre un peu de biais pour ne pas frotter ses épaules contre les parois suintantes.
Sur les murs en briques, des étagères remplies de bocaux de confiture. Certaines ont dû pourrir depuis le temps qu’elles y sont, pense-t-il. Il n’a pas eu le cœur de les rassembler et de les mettre à la poubelle. Il aurait eu l’impression de s’arracher un bout de chair. Et il revoit sa mère qui les préparait, épluchant les fruits, les coupant en morceaux, les faisant cuire, stérilisant les bocaux. Il revoit tout cela en une seconde et il sent sa gorge se serrer. Sa mère est morte des années plus tôt. Elle est morte sans bruit. Seule dans la pénombre. Elle est tombée dans ce même escalier. Et elle a été retrouvée au bas des marches, étendues sur le ciment gras, glacée et déjà dans le coma qui l’a gardée dans ses griffes pendant une petite semaine. Puis elle est partie comme un ange, dans un grand silence et dans un effacement qui a ouvert un gouffre dans le corps de Greg.
Pourtant, il n’a pas pleuré lors de l’enterrement, il a mollement étreint quelques mains, il a perçu des mots de condoléances, des messages informes ; il a vu des yeux qui le regardaient fixement comme pour voir en lui la qualité de sa tristesse. Son absence de larmes a dû en étonner plus d’un. Il était sec, incapable de la moindre larme, tétanisé par cette nouvelle conformation de son monde. Un élément allait manquer désormais, un élément que personne ne pourrait jamais remplacer, ni femme, ni enfants, ni chiens, ni rien. Sa mère était morte— et il savait qu’il la reverrait à chaque fois au bas de cet escalier. Il ne l’avait pas vue, mais les voisins lui avaient tellement décrit la scène, avec des détails incongrus (comme celui de la pantoufle qu’on n’avait jamais retrouvée), qu’il avait presque la certitude d’avoir été présent.
On l’avait appelé sur son portable, et il était accouru depuis le chantier sur lequel il travaillait à cette époque-là. Il était allé directement à l’hôpital. On lui avait fait comprendre que sa mère était mal en point, qu’elle était vieille et que la mécanique humaine a ses limites, et qu’il faut bien accepter l’inacceptable, et que c’est la vie.
Il n’avait rien voulu entendre de tout cela ; il était retourné dans le hall de l’hôpital et avait pris un café au distributeur de boissons chaudes. Ensuite il s’était installé sur un des sièges en polystyrène vissés au sol près du guichet de l’Accueil. Et elle était morte dans la semaine.

Greg est au bas de l’escalier ; du regard il fouille les ténèbres jaunâtres de la petite ampoule électrique qui pend au-dessus des étagères et des caisses jetées un peu à la diable, dans un chaos visuel qui heurte son sens de l’organisation. Un bon ouvrier n’est rien sans un minimum d’organisation et d’ordre. Surtout sur un chantier.
Il prend une petite gorgée d’air, comme à regrets. Il se sermonne, se dit qu’il doit y aller, qu’il doit le faire. Personne ne l’a obligé à se proposer. Ils se sont mis à plusieurs pour acheter une bête sur pied. Et quand il a lancé : «Je me chargerai de la zigouiller», personne ne s’y est opposé. Il s’en est aussitôt mordu la langue, mais il était trop tard pour reculer, au risque de passer pour un trouillard. Les autres n’ont même pas essayé de lui prendre sa place, ils lui ont dit qu’il avait bien du courage et les couilles bien accrochées au bon endroit. Jean-Marc, en lui tapant sur l’épaule d’une main vigoureuse, l’a félicité avec un petit rire de soulagement dans la voix. Ça fait trois jours que la bête est là, garrottée, muselée, dans le coin le plus sombre qui pue l’urine et les excréments. Greg n’est pas descendu à la cave depuis trois jours, et la bête est là, affalée, stupéfiée par la nuit permanente. Mais la clarté souffreteuse de la petite ampoule électrique a réveillé sa nervosité, elle s’est mise à remuer. Pas beaucoup, elle est faible. Elle a usé ses forces ; elle n’est plus que résignation. A l’approche de Greg, elle tente maladroitement de se redresser, de tourner la tête dans la direction des pas, mais elle n’y parvient pas.
Greg reste à trois enjambées de la bête. Le couteau dans sa main droite est plus lourd que tout ce qu’il a pu porter jusque-là. Il contemple la bête ; il voit son œil luire par éclairs. Il veut dire quelque chose soudain, il est seul mais il veut dire quelque chose. Une grosse vague dure et pénible remonte d’un coup de son aine à sa poitrine. Et ses lèvres se tordent en un rictus qui ne veut pas naître.
Et il éclate en sanglots épais.
 
Greg a lavé le couteau sous le bec du robinet de la cuisine. Il a reposé le couteau dans le tiroir du meuble qui se trouve sous la fenêtre. Dans le jardin encore ravagé par l’hiver, la chaise verte est renversée. Greg ne l’a pas relevée depuis la dernière tempête. Il en a eu l’intention à plusieurs reprises. Puis il a oublié. Et il a fini par s’habituer au fait qu’elle est renversée. S’il la remettait debout, il aurait l’impression de rompre quelque chose dans l’agencement de sa vie ; la chaise est tombée, les pattes en l’air, et elle agonise depuis. Elle va agoniser longtemps.
Il s’assied à la table, se fait une place entre les miettes du déjeuner, et se verse un grand verre d’eau qu’il contemple sans le boire.

4 commentaires:

  1. Une histoire menée avec une précision chirurgicale. La désespérance et le dégoût s'exprime avec une confusion des sentiments qui monte à la gorge de l'ouvrier comme du lecteur.La description précise des lieux, le vécu clinique du deuil, l'attachement charnel aux objets rendent vivant le gouffre dans le corps de Greg. L'ellipse de la mise à mort de la bête,seulement suggérée par son affalement stupéfait, l'hésitation de Greg , le poids soudain de son couteau traduise l'horreur de cet acte qui submerge l'homme dans un sanglot solitaire....La fin avec cette chaise renversée qui "agonise" mais qui participe de l'agencement de sa vie est une trouvaille pour décrire une déprime sourde, de celles qui conduisent les ruraux à des suicides soudains....

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  2. ce texte restera en nous quelques temps écriture magnifiquement tenue, et etrangement enigmatique merci de cette petite piéce .

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